Résumés et analyse des grandes œuvres de la littérature classique et moderne.

Traité sur la tolérance de Voltaire : Résumé


Résumé : Traité sur la tolérance à l’occasion de la mort de Jean Calas (1763)

 

Le Traité sur la tolérance à l’occasion de la mort de Jean Calas (1763) est une œuvre de combat plus que de réflexion et, de ce genre littéraire, l’ouvrage porte les qualités et les défauts.

 

On n’évoquera que les seconds car les premiers font l’objet de louanges qui traversent, intactes, les siècles et sont connues de (presque) tous.

 

Les critiques porteront sur les quelques chapitres consacrés à l’affaire Calas, prétexte de l’ouvrage : le parti pris anti-intolérance, anti-infâme y est si monolithique, si peu soucieux des réalités judiciaires que le philosophe de Ferney, l’homme aux colères laïques, verse dans les travers qu’il dénonce : lui aussi devient un fanatique, un obsédé de ses convictions, intolérant et amateur d’idées rapides.

 

On regrette de ne pouvoir s’étendre sur les autres chapitres : par exemple, les martyrs chrétiens des premiers siècles y sont présentés comme victimes de règlements de comptes ou châtiés légitimement parce qu’ils auraient manqué aux lois de l’Empire mais pas du tout en raison de leurs convictions religieuses. Les intolérants, c’était eux, ébouillantés vifs, empalés collectivement, livrés aux bêtes.

 

On dira, pour faire bonne mesure, que le livre est parcouru d’une indignation sincère et forte contre l’intolérance, que son style - souple et puissant - est bien meilleur que sa teneur -aléatoire - et que l’érudition y est immense.

 

Allons, ne soyons pas nous-mêmes intolérants, ignorants, aveugles…

 

Une histoire très abrégée de la mort de Jean Calas.

 

Trois chapitres du livre veulent souligner la singularité d’une affaire « qui mérite l’attention de notre âge et de la postérité ». À les lire (1) et surtout le premier, on est frappé par la présentation caricaturale qui en est faite. D’une part, une famille Calas belle comme chez la comtesse de Ségur où Jean Calas est, bon père, bon protestant « si éloigné de cet absurde fanatisme qui rompt tous les liens de la société qu’il approuva la conversion de son fils Louis Calas » au catholicisme et la servante une « zélée catholique, laquelle avait élevé tous ses enfants » pendant 30 ans, etc. De l’autre, une populace qui s’assemble autour de la maison Calas à Toulouse quand le 13 octobre 1761 y est découvert le corps de Marc-Antoine, l’un des fils de la maison puis une justice aveugle qui se range aux côtés de cette foule obscurantiste.   

 

Selon Voltaire : « Le sieur David, capitoul de Toulouse (2), excité par ces rumeurs et voulant se faire valoir par une prompte exécution, fit une procédure contre les règles et les ordonnances. » Or, rien n’est plus faux comme on le verra plus bas. « On publia un monitoire [appel à témoins, rédigé par le juge et lu en chaire par le curé] non moins vicieux que la procédure. » On verra que ledit monitoire faisait état des deux thèses, assassinat et suicide, en mettant l’accent – il est vrai - sur la première. Mais on verra aussi pourquoi.

 

Puis Voltaire d’exploiter son fonds de commerce habituel : la dénonciation de l’Église catholique comme institution nocive. Et d’évoquer les confréries de pénitents du Languedoc, dont la blanche qui s’occupe de l’enterrement catholique en grande pompe du défunt, tenant ainsi pour acquis qu’il avait été tué parce qu’il voulait changer de religion. Il ajoute que certains des magistrats qui condamnent la famille Calas appartiennent à ladite confrérie : « Dès ce moment la mort de Jean Calas parut infaillible. » On retrouve ici ce goût des explications faciles et anecdotiques qui caractérise souvent Voltaire.

 

Voltaire ajoute encore que l’année 1762 où a lieu, le 9 mars, l’exécution – atroce  de Jean Calas est aussi celle où la ville de Toulouse s’apprête à commémorer au mois de mai le bicentenaire d’un massacre de protestants commis en 1562, au tout début des guerres de Religion. Évidemment, l’ambiance est lourde mais contre certains catholiques aussi : Voltaire omet de dire qu’en juin, le parlement de Toulouse condamne plusieurs livres écrits par les Jésuites à être lacérés et brûlés.

 

Voltaire évoque ensuite des discussions acharnées qui auraient eu lieu au sein des treize magistrats délibérant sur le sort de Jean Calas et souligne que les condamnations aux peines les plus graves, dont celle de mort pour infanticide, devraient être prononcées à l’unanimité : c’est une vraie question. Mais la possibilité qu’une telle unanimité des jurés de cours d’assises soit implantée en France n’est pas d’actualité. À ce jour encore, ils ne sont tenus, pour prendre des décisions défavorables à l’accusé, qu’à réunir une majorité renforcée (par exemple 8 voix sur 12).

 

Voltaire égrène ensuite des considérations de pur bon sens ; très fortes comme seules le sont les remarques de ce bon sens que les juges, les enquêteurs et souvent les avocats, happés par la logique d’une mécanique judiciaire qu’ils mettent en mouvement, finissent par ne plus voir. Jean Calas, âgé de plus de soixante ans, n’allait pas exécuter un fils de vingt-huit ans tout seul. Il lui fallait l’aide de la famille qui dînait vers dix-neuf heures : était-ce crédible ? Comment était-il possible que le jeune Lavaysse, arrivé par hasard le soir même, eût pu être complice d’un tel crime ? Et la servante, présente dans la maison depuis trente ans et qui avait élevé Marc-Antoine comme ses autres frères et sœurs, coupable aussi ? Voltaire rappelle encore que Marc-Antoine « passait pour un esprit inquiet, sombre et violent. » Bloqué dans ses projets professionnels, il « résolut de finir sa vie et fit pressentir ce dessein à un de ses amis. » C’est très vrai mais cela apparaît peu dans le dossier.   

 

Condamner Jean Calas tout seul à la peine de mort pour voir si, sous les coups du bourreau et devant la mort, il n’allait pas avouer pour, ensuite, devant ses dénégations dans la souffrance, par une seconde décision, condamner les autres membres de la famille à des peines vénielles était absurde : tous coupables de tout ou tous innocents.

 

Voltaire évoque enfin la saisine du Conseil du Roi à Paris et, à la suite d’une campagne médiatique (qu’il avait lui-même orchestrée et qui fit sa renommée judiciaire), l’acquittement intervenu : « Paris et l’Europe entière s’émurent de pitié, et demandèrent justice (…). L’arrêt fut prononcé par tout le public longtemps avant qu’il pût être signé par le conseil. » C’est le fantasme du philosophe : l’opinion publique au-dessus des autorités. « (U)ne foule prodigieuse de personnes de tout rang attendait dans la galerie du château la décision du conseil (3).  Maintenant, c’est : Si Versailles m’était conté.

 

Une réalité judiciaire bien plus complexe.

 

Dès le début de l’affaire et quelles que soient les pressions de la foule, la justice toulousaine cherche la vérité. David de Beaudrigue, qui découvre le corps de Marc-Antoine Calas, commet trois experts pour chercher les causes de la mort. Les Calas et Gaubert Lavaysse, tout de suite interpellés, donnent une première version : Marc-Antoine a été trouvé, mort, dans la boutique du rez-de-chaussée vers 21 h 30 au moment où Gaubert Lavaysse prenait congé. Ce dernier déclare avoir trouvé la porte d'entrée de la maison fermée à clé. Tous les accusés d'affirmer aussi que, jamais, Marc-Antoine n'a eu l'intention de changer de religion.

 

Le lendemain 14 octobre, les experts rendent leur rapport : les marques autour du cou du défunt leur font « juger qu'il a été pendu encore vivant, par lui-même ou par d'autres (…) » Ces derniers mots vont peser lourd.

 

Quatre-vingts témoins sont interrogés dans les jours suivants. C’est dire si on ne se satisfait pas de la clameur publique, intolérante et anti-Réforme.  Rien de très probant ne ressort : certains disent avoir vu les parents éplorés autour du corps de Marc-Antoine ; d’autres que Marc-Antoine Calas assistaient à des offices religieux catholiques. Certains font état de menaces que son père aurait proférées à son encontre. Seul, parmi cette masse de dépositions, celle-ci, éclairante : à un avocat, Marc-Antoine a confié à plusieurs reprises que son père s'oppose à tous ses projets commerciaux. L'avocat lui aurait dit qu'à sa place, il saurait l'y contraindre en se faisant catholique ou en menaçant de le faire. « Ledit Calas répondit qu'il ne prendrait pas ce parti mais qu'il en prendrait un autre qu'il mettrait à exécution. » On voit donc que Marc-Antoine, soumis à l'autoritarisme de son père – bien peu « Comtesse de Ségur » –, verse davantage dans la dépression nerveuse que dans la révolte.

 

Le 15 octobre, le chirurgien rend son rapport d'autopsie. Il conclut « que le cadavre avait mangé trois ou quatre heures avant sa mort (…) », découverte d'après les consorts Calas vers 21 heures 30. Il n'a donc pas pu dîner avec eux aux alentours de 19 heures 30 mais plutôt vers 17 heures 30. Les Calas ont menti.

 

Le même jour, ils sont de nouveau entendus. Or, Pierre et son père Jean affirment maintenant avoir trouvé le corps pendu –et non plus à terre – en travers des deux battants de la porte à une corde accrochée à un billot (long bâton). Pourquoi avoir soutenu autre chose dans les premières auditions ? Parce que le catholicisme, religion d'État, interdit le suicide : il en résulte qu'il est possible de faire un procès... au cadavre d'un suicidé ! Des affaires de ce genre survenues à cette époque montrent le bourreau éventrer le cadavre, le remplir de chaux vive, etc. Ce revirement dans les dépositions va constituer un élément à charge très fort.

 

La justice cherche tout de même la vérité : le 16 octobre, le capitoul et le procureur du roi, voulant vérifier la thèse du suicide, font une "descente sur les lieux" ; c'est-à-dire chez les Callas. Ils trouvent, derrière le comptoir du magasin, le billot et la corde. Ils tentent de reconstituer le suicide tel que la famille affirme qu'il a eu lieu. Mais ils constatent, par exemple, que le billot, auquel la corde aurait été attachée, glisse sur les battants de la porte – même quand ces derniers sont presque fermés. Or, l'un de ces battants porte encore de la poussière et aucune trace de glissement. Sur l'autre battant, treize bouts de ficelle sont disposés (pour servir à la mercerie) : rien ne les a dérangés. Il est impossible qu’ils aient pu supporter un billot auquel était pendu un homme. À tout hasard, le procureur et David de Beaudrigues  perquisitionnent aussi la cave pour voir si la pendaison pouvait y avoir lieu. Et aussi, si la terre n'a pas été retournée en vue d'y enterrer le cadavre de l'assassiné... Un piton scellé est découvert mais un serrurier et un maçon déclarent qu'il n'a pas pu servir à rien pendre. Par ailleurs, la terre est trouvée tout à fait meuble. On fait donc une véritable enquête.

 

Le 19 octobre, sur un nouveau brief intendit du procureur, le capitoul demande aux Calas si, à côté du corps pendu, ils ont aperçu une chaise ou un tabouret. En effet, la corde est trop courte pour permettre un suicide sans l'aide d'un tabouret nécessaire à fixer le billot assez haut. Aucun accusé ne se rappelle un siège à côté du corps. Le père ne parvient pas à savoir si la corde a été coupée avant de descendre le cadavre. La servante, bien que catholique, affirme s’être toujours bien trouvée chez les Calas et n'a été le témoin d'aucune violence du père envers son fils Marc-Antoine.

 

Une quarantaine d'autres témoins sont encore entendus ainsi que les accusés qui ne varient plus. Une grande partie des témoignages est recueillie sous la forme de monitoires ; ceux dénoncés par Voltaire. Il s‘agit d’un appel à témoins, "fulminé" en chaire par le prêtre lors des offices.  Dans leur grande majorité, les questions de ces monitoires reprennent la thèse de l'assassinat, au nom d'une soi-disant « justice protestante » qui autoriserait l'exécution, par leurs parents, des enfants voulant se convertir. Mais ces questions exposent aussi la thèse du suicide et appellent tout témoignage en ce sens.

 

L'instruction s'achève. Les capitouls délibèrent : le rapporteur croit au suicide. Puis, ils rendent leur jugement en novembre 1761 : question préparatoire (torture…) pour tous sauf pour Lavaysse et la servante qui n'y seront que présentés. Cette décision, atroce selon nos mœurs, montre aussi que la justice cherche encore des preuves. Le procureur avait requis, déjà, des condamnations. Le parlement de Toulouse infirme cette décision : il estime que lui seul peut condamner à la simple présentation à la torture. Une nouvelle enquête est ordonnée. On voit tout de même que la justice cherche la vérité.

 

Fin janvier 1762, à la demande de l'avocat des Calas, les protestants de Genève publient une déclaration niant toute idée que les Réformés acceptent que des parents puissent tuer leurs enfants qui veulent abjurer. Un prêtre catholique pioche dans L'Institution Chrétienne de Calvin des citations édifiantes : « Pourtant notre Seigneur commande mettre à mort tous ceux qui sont désobéissants à Père et Mère. (...) Le Seigneur ordonne que l'enfant rebelle soit mis à mort. » Sans doute, L'Institution Chrétienne porte-t-elle la marque du fanatisme de l'époque où elle a été écrite (en pleines guerres de religion), 230 ans avant les affaires Calas et Sirven. Début février 1762, le parlement de Toulouse condamne trois protestants à être pendus : le premier, Rochette, pour avoir exercé son ministère de pasteur ; les deux autres pour avoir tenté de le faire évader. Ils sont exécutés.

 

Dans l'affaire Calas, les capitouls rendent la sentence finale suivante : le père et son fils sont condamnés à la roue ; la mère à être pendue ; les trois supporteront la question préalable (avant l'exécution) ordinaire (simple) et extraordinaire (plus raffinée...) ; Lavaysse et la servante sont placés sous le régime du Plus Ample Informé (une sorte de demi-absolution, création de la jurisprudence).

 

Voltaire, dans son Traité sur la Tolérance, fait complètement l’impasse sur cette première partie du dossier.

 

Puis, en mars 1762, le parlement de Toulouse réforme cette décision : Calas père seul subira la question et ensuite la roue. Il s’agit, semble-t-il, de savoir si, confronté au supplice et à la mort, Jean Calas ne va pas avouer avoir commis le crime : si la recherche de la vérité est donc sincère chez les magistrats du Parlement de Toulouse, la méthode d’enquête est un peu sévère. L'exécution a lieu dès le lendemain. Torturé à deux reprises pour lui faire avouer les autres auteurs du meurtre, Jean Calas déclare : « N'étant pas coupable, je n'ai pas de complice. » Puis le bourreau lui brise les membres par onze coups de barre ; il vit encore deux heures, un confesseur à ses côtés. Enfin, il est étranglé. Impressionné, semble-t-il, par les dénégations du vieux Calas en dépit de son calvaire, le parlement, dans un second arrêt rendu dix jours plus tard, bannit du royaume le fils à perpétuité et « met hors de cour et de procès » (sorte de relaxe au bénéfice du doute) la mère, Lavaysse et la servante.

 

Voltaire intervient alors en créant un courant de sympathie dans l'opinion au profit des condamnés. Sa campagne médiatique ne pas manque pas d'audace : il répand dans le public une série d'opuscules présentés comme ayant été écrits par les Calas mais en réalité rédigés de sa main. Parmi les pièces, figure une lettre de Marc-Antoine à son frère converti au catholicisme, datée de quelques jours avant sa mort et dans laquelle il le traite de déserteur ; ce qui supprime le mobile du meurtre. Cette lettre aurait été découverte, de manière opportune, peu de temps avant la cassation... Qui l'a écrite ? Voltaire ? Faussaire, va…

 

Un groupe d'avocats qu'il a saisi de cette affaire rédige un mémoire à fin de cassation. On trouve ici des mécanismes judiciaires qui ont inspiré les procédures modernes. Une Déclaration royale de 1738 donne à une des formations du Conseil du Roi le caractère d'une vraie cour de cassation. Le délai de pourvoi est de six mois à compter de la signification de l'arrêt (cinq jours en 2012). En revanche, le pourvoi sous l'Ancien Régime ne suspend pas l'application de la peine : Calas est exécuté le lendemain de sa condamnation.

 

En juin 1764, le Conseil privé du Roi casse les deux décisions du parlement de Toulouse (condamnation de Jean Calas et condamnation des autres protagonistes) sur la base d'une faute de procédure que les avocats n'avaient pas relevée ! Les parties sont renvoyées devant une juridiction particulière qui, en mars 1765, acquitte à l’unanimité tous les accusés (y compris le défunt, Jean Calas) : dans un procès, on n’est pas innocent ; on le devient. Le Roi alloue des dommages-intérêts substantiels aux consorts Calas.

 

L’affaire Calas : analyse

 

Il est patent que le système judiciaire fait son travail du mieux qu'il peut : il enquête longuement et instruit aussi à décharge. En particulier, le parlement casse à deux reprises un jugement des capitouls dans un sens plutôt favorable aux accusés. Dans son Traité sur…, Voltaire n’en dit rien.

 

Par ailleurs, des charges sérieuses pèsent sur les Calas : la mort est intervenue dans un local fermé du dehors ; le suicide n’est pas vérifié ; plusieurs témoins font état de dissensions entre le père et le fils et des cris suspects sont entendus au moment des faits. Surtout, les accusés se contredisent gravement. Cette affaire ne contient qu'un seul scandale : la mort atroce de Jean Calas, indigne d'une justice humaine. La procédure révèle aussi un vrai défaut - de taille, certes : le pourvoi en cassation en matière pénale ne suspend pas l'exécution des condamnations ; au contraire du droit moderne. Sinon, Jean Calas aurait eu la vie sauve.

 

Cette affaire semble parfois une énigme judiciaire. Chacune des thèses se heurte à plusieurs obstacles majeurs. L'assassinat par la famille ne peut pas être retenu. On n'aurait pas attendu d'avoir un tiers à dîner pour l'exécuter ; la conversion potentielle de la victime à la religion catholique n'est pas prouvée ; on n'aurait pas tué vers 19 heures mais plutôt dans la nuit.

 

L’hypothèse du meurtre ou l’assassinat par des tiers n’a été jamais évoquée pendant l’affaire. Elle paraît radicalement impossible : aucune piste ne conduit vers un tiers haïssant Marc-Antoine Calas au point de le tuer. De plus, la porte donnant sur la rue était fermée à clef. Mais l’affaire fait si forte impression sur les esprits que, dans les années 1970, on croit possible le meurtre par un tiers (4), comme si soudain un serial killer avait surgi du fond de la nuit et pendu Marc-Antoine chez lui.

 

Le suicide semble aussi peu probable d'après la reconstitution et l'absence de tout mobile ou dépression nerveuse constatée sérieusement par l’enquête. C’est pourtant l'explication la plus plausible. Lorsque le capitoul David de Beaudrigues pénètre dans le magasin où se trouve le corps, l'habit bleu de la victime est plié sur le comptoir : Marc-Antoine s'est préparé à mourir. Certains témoins entendus expliquent que, parvenus au magasin, ils y ont trouvé le père et la mère Calas éplorés, cette dernière tentant de ranimer son fils : des coupables n'auraient pas cette attitude.

 

Même les circonstances de la mort plaident pour le suicide : choisir de se tuer en fin d’un dîner familial signifie qu’on a voulu se venger de quelque chose vis-à-vis de sa famille ; sans doute l’opposition du père à des velléités professionnelles. Ce mobile semble véniel mais certains se tuent pour peu car leur esprit fragile supporte mal les assauts de la vie. C’est surtout qu’au pénal, les explications les plus simples sont les plus justes. Le complot est une idée d’Agatha Christie.

 

En revanche, cette affaire illustre jusqu’à la tragédie l’idée "d’aventure judiciaire" : le traitement par la justice d’un dossier, a fortiori grave, finit par prendre le pas sur les faits eux-mêmes. Il happe les suspects et détruit presque le crime (quand c’est un crime). Alors, quand les accusés sont innocents… Dans l’affaire Calas, un « simple » suicide provoque une enquête démesurée (près d’une centaine de témoins entendus, des expertises, des contre-investigations, etc.). Les comportements des accusés durant l’enquête prennent plus d’importance que leurs faits et gestes au moment de la mort de Marc-Antoine. En particulier, la volte-face dans leurs dépositions aura des conséquences dramatiques et l’impossibilité de vérifier le bien-fondé la thèse du suicide entraîne a fortiori la conviction des juges.

 

Les partis pris de Voltaire.

 

Pour autant, ni Voltaire, ni les autres soutiens des accusés à l'époque et durant les siècles suivants, ne s’intéressent aux réalités judiciaires. Tous préfèrent dénoncer le fanatisme religieux mais ce n'est pas un problème pénal. Le parlement de Toulouse lui a résisté en grande partie puisqu'il a réformé deux fois les décisions des capitouls dans un sens favorable à la défense. Ensuite, l’imprécateur de Ferney ne veut pas voir que la justice a cherché la vérité. Le point essentiel – l’horreur du supplice- ne le frappe pas en tant que tel mais seulement parce qu’un innocent est tué. Avant de se convaincre que Jean Calas n’est pas coupable, Voltaire évoquait : « un bon huguenot roué à Toulouse pour avoir étranglé son fils. » La tolérance qu’il prône irait-elle jusqu’à l’acceptation des supplices ?

 

Il n’est d’ailleurs pas certain que sa campagne médiatique ait eu l’influence qu’on lui prête. C’est sans doute le stoïcisme de Jean Calas pendant son supplice qui ‘sauve l’affaire’ : le martyre du patriarche convainc les formations du Conseil du Roi de l’innocence de son clan comme il avait ébranlé les convictions du Parlement de Toulouse. Le mérite de Voltaire est ailleurs : avoir porté à bout de bras, psychologiquement et matériellement, une famille massacrée par une erreur judiciaire, jusqu’à la reconnaissance de son innocence. Ce n’est pas mince.

 

Cette indifférence de Voltaire à la procédure, son goût des imprécations talentueuses mais déréglées et sa sympathie pour les innocents accusés à tort se retrouvent dans l’affaire Sirven. En janvier 1762, en pleine affaire Calas, à Saint-Alby aussi dans la région de Toulouse, le corps d’une jeune fille, Elizabeth Sirven, est retrouvée dans le puits de la place, devant la maison de ses parents de confession protestante (5). Elle avait disparu depuis trois semaines. Ces derniers sont aussitôt suspectés de l’avoir tuée au motif qu’elle souhaitait changer de religion.

 

La mécanique habituelle se met en place : une aventure judiciaire avec plus de consistances que les faits eux-mêmes. D’une part, pendant dix-huit mois, près de deux cents témoins sont entendus ; des experts sont désignés ; Pierre-Paul Sirven le père est autorisé à produire ses propres témoins – à l’américaine ! D’autre part, l’aventure suscite des évènements qui produisent une logique distincte des faits eux-mêmes. Par exemple, l’avocat de la famille aurait tenté de corrompre les experts pour qu’ils changent leurs conclusions. Devant ce comportement, le magistrat de Mazamet, impartial au point de contenir les assauts du procureur du roi, envoie les archers arrêter les Sirven. Ces derniers s’enfuient jusqu’à Genève dans des conditions épouvantables. Quelques mois plus tard, en 1764, le tribunal condamne par contumace les époux Sirven à mort et leurs filles au bannissement : les menées confuses de leur avocat et leur fuite achèvent de convaincre les juges de leur culpabilité.

 

Pourtant, l’évidence est là : on n’assassine pas sa fille au motif qu’elle voudrait se convertir au catholicisme pour ensuite jeter son corps dans un puits devant sa maison et sur la place même du village catholique ; a fortiori quand on est l’une des rares familles protestantes du lieu...

 

Voltaire intervient alors avec ses armes habituelles : « l’agit-prop » judiciaire et un recours devant le Conseil du roi à Paris. Il multiplie les lettres larmoyantes et insidieuses à toutes les autorités ‘people’ de l’époque (6), espérant créer un courant de sympathie et saisissant les mêmes avocats parisiens que dans l’affaire Calas. Mais, à nouveau, il ignore totalement la procédure : une condamnation par contumace prise un tribunal ne peut pas faire l’objet d’un recours direct devant le Conseil du roi. Il faut d’abord "purger la contumace" à Mazamet, c’est-à-dire se constituer prisonnier et y faire rejuger l’affaire. Ensuite, on peut faire appel devant le parlement de Toulouse. Enfin, on peut recourir devant le Conseil du Roi à Paris.

 

On pourrait penser que le droit n’est pas le métier de Voltaire : que nenni ! Il en est bien frotté ! Fils de notaire, il multiplie les procès toute sa vie et jusqu’aux tribunaux prussiens pour une affaire de titres au porteur (au vrai, un quasi-trafic de devises entre États allemands : à ses heures, François-Marie Arouet était assez roué). Pendant les affaires Calas et Sirven, il procédure à Ferney pour des histoires de dîme, puis de blé et encore d’achat de terres… Et il pourrait lire lui-même la Grande ordonnance criminelle de 1670 et ses meilleurs commentateurs. Il pourrait assimiler ; lui si brillant… Mais non : le complot, c’est plus facile ; les têtes couronnées et les duchesses, c’est plus glamour.

 

Dans la capitale, l’avocat de la famille Sirven traîne à faire un mémoire inutile : lui connait le droit. Il tente d’ailleurs un biais juridique risqué mais habile. Avec le temps d’instruction du dossier, quatre ans passent jusqu’à un arrêt de 1768 qui déclare irrecevable le recours. On voit donc que les agitations voltairiennes dans l’affaire Sirven n’ont pas pesé sur les magistrats. Cette constatation fait douter qu’elles aient eu plus de poids dans l’affaire Calas.

 

En attendant, plusieurs années sont perdues pendant lesquelles la famille Sirven vit difficilement à Genève. C’est la faute à Voltaire. Mais le philosophe sait être charmant et humain : il soutient la famille Sirven et subit les humeurs du père, homme rogue et rude.

 

Devant les inutilités parisiennes, ce dernier, âgé pour l’époque – il a plus de soixante ans – marche jusqu’à Mazamet. Il s’y constitue prisonnier et fait rejuger seul son affaire en produisant des contre-expertises qui démontrent que sa fille s’est bien noyée dans le puits. Ensuite, aidé d’un avocat de Toulouse, il saisit le Parlement car sa demi-absolution par le tribunal de Mazamet ne lui convient pas. Il est acquitté, sans l’aide de Voltaire. Dans un procès, on n’est vraiment pas innocent ; on le devient avec difficultés.

 

Pierre-Paul Sirven obtient même la condamnation de la municipalité de Mazamet à lui verser des dommages-intérêts ! Fanatisme religieux ou pas, force reste à la loi et aussi, d’ailleurs, à l’obstination et au courage de Sirven, qualités fréquentes chez les Parpaillots. 

 

A Voltaire qui écrivait : « Ec. l’inf. » pour Ecrasons l’infâme – c’est-à-dire l’intolérance –, on aurait pu retourner un « Ev. l’inc. » pour Evitons l’incompétence.

 

(1) Chapitre I : Histoire abrégée de Jean Calas ; chapitre II : Conséquence du supplice de Jean Calas ; chapitre XV : Suite et conclusion.

(2) David de Beaudrigues, capitoul, c’est-à-dire magistrat élu de la ville de Toulouse, en charge de l’enquête ; au contraire du procureur du roi, magistrat nommé.

(3) Chapitre XXV : Suite et conclusions.

(4) Voltaire, L’affaire Calas, préface de Jacques Van den Heuvel, Folio classique, 1975.

(5) L’intellectuel fourvoyé, Voltaire et l’affaire Sirven, Dominique Inchauspé, Albin Michel 2004.

(6) Dont des têtes couronnées telles que Frédéric II de Prusse et Catherine II de Russie, potentats patentés et, par-là, peu prodigues d’exemplarité.

 

Dominique Inchauspé

Avocat au barreau de Paris, auteur de L’intellectuel fourvoyé, Voltaire et l’affaire Sirven, Albin Michel, 2004.


5 commentaires

Intéressante analyse, plutôt en forme de réquisitoire que de plaidoirie. Voltaire était un publiciste plus qu'un robin ! Et quel talent  de journaliste ! Ceci étant acquis, l'exploration de la "cuisine" judiciaire est bienvenue, même si les préparations sont laborieuses et complexes et peu ragoutantes dans l'exécution des hautes œuvres !

Bentaza

La bêtise humaine n'a pas de limites

Intéressante  œuvre

Une analyse qui annule la bêtise humaine

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pour rire un peu, la note de la page 73 de l'édition de 1763, édition non caviardée : "... mais on croit que la coutume de nos prétendus sorciers d'aller au sabbath, d'y adorer un bouc, & de s'abandonner avec lui à des turpitudes inconcevables, dont l'idée fait horreur, est venue des anciens juifs : en effet, ce furent eux qui enseignèrent dans une partie de l'Europe la sorcellerie. […] On ne rapporte ici ce fait que pour faire connaître la nation juive : il faut que la bestialité ait été commune chez elle, puisqu'elle est la seule nation connue, chez qui les loix (sic) ayent (sic) été forcées de prohiber un crime, qui n'a été soupçonné ailleurs par aucun Législateur." zut ! il était peut-être tolérant mais aussi antisémite...