Résumés et analyse des grandes œuvres de la littérature classique et moderne.

Crime et châtiment de Fédor Dostoïevski

 

Lecture de Crime et châtiment de Fédor Dostoïevski (1866)

Crime et châtiment parait en 1866, c’est-à-dire au moment même où l’Europe littéraire, sous l’impulsion des romanciers français, se déchire en une querelle théorique essentielle : un roman doit-il être réaliste ? Autrement dit, la littérature est-elle faite pour être porteuse de valeurs ? Ou bien au contraire doit-elle s’affranchir de tous ses liens avec le réel, viser à ce que la critique appellera bientôt l’autonomisation de la littérature, ce que Flaubert nomme « le livre sur rien » et Mallarmé désigne comme un « aboli bibelot d’inanité sonore » ? Le débat n’en finit plus et Dostoïevski prévient vite son lecteur de ses convictions quand son personnage André Semionovitch édicte que l’art d’un Raphaël ou d’un Pouchkine n’atteint pas forcément au Beau s’il n’est pas l’Utile (5, I, 460).

En effet, le romancier russe a tranché : il considère qu’un roman doit rendre compte des réalités du temps où il s’écrit ; il doit montrer notamment les misères d’un peuple à observer avec lucidité et prendre parti sur des questions non seulement sociales mais encore philosophiques. Si Dostoïevski plaide à sa manière pour une société meilleure – serait-il en cela l’héritier de Victor Hugo qui concluait sa préface des Misérables en estimant que « Tant qu’il y aura sur la terre ignorance et misère des livres de la nature de celui-ci pourront ne pas être inutiles » - il réfléchit d’abord sur le sens de la condition humaine. Et son roman se constitue comme l’espace idoine pour débattre des notions fondamentales sur lesquelles fonder un homme nouveau : la justice, l’égalité, l’ambition, le pardon, l’estime de soi… Car, apathique, en marge de la société, bientôt exclu, Raskolnikov a trouvé dans un acte interdit – un assassinat – de quoi rendre à son existence personnelle un sens, à sa pensée – il a publié un article dans La Parole périodique (3, V, 325) qui va compter – une signification. En tuant une vieille usurière, et sa sœur, il transforme en destin son ignoble dessein – le vol. Et, à travers son expérience, il plaide pour une autre conception de la condition humaine.

Loin d’une écriture naturaliste à la Zola, bien avant la notion de l’acte gratuit cher au Lafcadio de Gide, Dostoïevski invente le geste fondateur, celui qui construit un homme et l’aide à advenir définitivement tel qu’il est. Pour la bonne compréhension de son lecteur, il en appelle à l’évocation récurrente de Napoléon : si le temps de la grandeur fondée sur des batailles victorieuses et des destins hors-norme est révolu, peut-être faut-il s’en remettre au pire quand on sait y lire le meilleur. Au fond, Dostoïevski interroge tout simplement sur la morale et la justice, les remords et les espoirs. Ambitieux ou décadent, Raskolnikov, à travers son parcours, pose la seule question qui éclaire tout le roman : que peut être la grandeur d’un homme nouveau ?

Morale et justice

Raskolnikov en est convaincu : la morale s’oppose à la justice. La société éduque ses membres à l’acceptation de leur condition, autrement dit à la résignation, quand il leur faudrait se révolter devant la somme des injustices qui les frappe. Est-il un révolutionnaire qui en appelle à un monde nouveau ? Ou un nihiliste – son confrère Tourgueniev vient d’importer le mot en France avec son roman Pères et Fils (1861) – qui rêve d’une politique de la table rase ? En tout cas, Raskolnikov revendique le droit à de nouveaux comportements. Désormais, il convient de ne rien considérer comme un fait acquis, il faut savoir au contraire sortir du rang pour échapper à sa condition puisque « le pouvoir n’est donné qu’à celui qui ose se baisser pour le ramasser […] il suffit d’oser ! » (5, IV, 516) Qu’est-ce que cela signifie, sinon que Raskolnikov conçoit l’homme d’avenir comme celui qui saura ne pas penser comme les autres ? Il repousse donc avec conviction l’idée que tous les hommes puissent se valoir ; il méprise même un respect aveugle de la vie humaine. Il établit au contraire des hiérarchies et appelle ses proches à en faire autant, par exemple Sonia qu’il tente de convaincre que, pour elle, la vie de Loujine doit valoir beaucoup moins que celle de ses frères et sœurs (5, IV, 503/504). Raskolnikov en est convaincu : un homme n’égale pas un homme.

De fait, sa morale devient utilitaire : elle se construit dans la recherche de l’efficacité. Raskolnikov remet en cause les valeurs traditionnelles qui régissent la société, la noblesse et la générosité deviennent à son gré « des balivernes, des absurdités, de vieilles expressions de préjugés » ; le moment est venu de clamer que « Tout ce qui est utile à l’humanité est dès lors noble. Je ne comprends qu’un seul mot : l’utile ! » (5, I, 460) Dès lors, les interdits classiques tombent et beaucoup d’actes deviennent acceptables et même justifiables : l’assassinat qu’il a perpétré comme la prostitution à laquelle Sonia s’est adonnée, victime précisément d’une société injuste et inégalitaire. D’autres pensent volontiers comme lui, par exemple Lebeziatnikov qui approuvera Sonia, ne voyant « dans ses actes [qu’]une protestation énergique, la protestation incarnée contre l’organisation de la société » (5, I, 457). Raskolnikov a théorisé sa pensée depuis longtemps : il sait que ce sont des principes qu’il s’agit de combattre, rien d’autre que des principes (1), c’est-à-dire une forme arbitraire de la pensée, une sorte d’autoritarisme intellectuel que rien ne fonde sinon l’habitude et la soumission. À ce titre, il est résolu à une forme de jusqu’au-boutisme. Tous les moyens sont bons au service d’une fin nouvelle, et, dans son fameux article, il a justifié sans embarras l’« autorisation de verser le sang en conscience » (3, V, 332). D’ailleurs, il ne sait expliquer l’Histoire et ses progrès, l’apport des grands hommes « bienfaiteurs et fondateurs de l’humanité », et leur mémoire, qu’à travers leur utilité, mesurable, de fait, aux « fleuves de sang » (3, V, 328) qu’ils ont fait couler. L’homme nouveau appelé de ses vœux par Raskolnikov, et qu’il cherche à incarner le premier, n’a rien laissé au hasard : il a réfléchi avant d’agir. Il a élaboré une théorie de l’action, peut-être fondée sur « le postulat socialiste (2) », qui rend politique le moindre de ses gestes.

En cela, il ne peut se surprendre des réactions que lui oppose la société. Celle-ci, en effet, n’a de cesse de le soupçonner de folie, de l’accuser de « délire » (4, V, 430), à la fois pour mieux l’excuser – un tel nouvel homme lui est incompréhensible – et pour mieux s’en protéger – elle ne sait comment combattre ce qui ne peut être qu’un forcené pour elle. Elle décide d’en faire un monstre – au sens courant du terme : il l’horrifie – quand Dostoïevski veut en faire un personnage essentiel de son œuvre : Raskolnikov, au sens étymologique du mot « monstre » est celui qu’il faut au contraire révéler et regarder en face. Ainsi la littérature met-elle en débat le réel et pour Dostoïevski, de fait, la morale n’est plus là où on croyait la trouver : dans la justice.

Remords et espoirs

Le parcours de Raskolnikov ne ressemble en rien à un long fleuve tranquille : il a beau avoir théorisé son acte fondateur au nom de la conception d’un homme nouveau, pour autant il souffre au moment d’opérer la transfiguration annoncée. Volontiers, il reconnaît sa douleur, fruit d’une solitude nouvelle qui le frappe ou de l’incompréhension qui l’entoure. Comme l’explique Razoumikhine un peu grandiloquent : « la souffrance et la douleur sont toujours obligatoires pour une vaste conscience et un cœur profond. Les hommes authentiquement grands doivent, il me semble, éprouver sur terre une grande tristesse. » (3, V, 333) Plus sobrement, Raskolnikov défaille à la seule idée qu’« il ne pourrait même jamais plus parler de quoi que ce fût à personne. » (3, III, 292) Comment expliquer pareille difficulté sinon par la lucidité du penseur bientôt conscient de son impuissance, incapable d’entraîner personne derrière lui ? Le juge Porphyre se charge en effet de lui rappeler que « le cas général, celui-là même à quoi ont été adaptées toutes les formes et les règles juridiques et sur quoi elles ont été basées et inscrites dans les livres, ce cas n’existe pas du tout » (4, V, 422). Ainsi Raskolnikov ne fonderait-il aucun règne nouveau ; il ne serait le prototype d’aucun nouvel homme et sa théorie s’écroulerait, devenue simple raisonnement fallacieux. D’ailleurs, il mesure bien à quel point elle repose sur un égoïsme discutable… Car s’il se défend en prétendant avec une conviction véhémente que : « Non, la vie ne m’est donnée qu’une fois et il n’y en aura jamais d’autre : je ne veux pas attendre le « bonheur universel ». Je veux vivre aussi moi-même, sinon mieux vaut ne pas vivre du tout. » (3, VI, 345), il sait aussi combien les autres hommes, à son instar, n’agissent jamais que mus par un égoïsme semblable. Quid de l’homme nouveau de Raskolnikov ? Ne serait-il que la perpétuation de l’ancien, le continuum d’un ordre ancien ? Il faut se souvenir de l’échange avec Pierre Petrovitch Loujine quand celui-ci justifiait son sens des affaires et l’économie en général par un égoïsme assumé ; il assure alors : « la science dit : avant tous les autres, aime-toi toi-même, car tout dans le monde repose sur l’intérêt personnel. » (2, V, 198) Comment accepter de ressembler à Loujine ? Le temps des remords n’est jamais loin.

Réfléchir sur le geste commis, se retourner sur le passé, c’est pour Raskolnikov douter de la force de la rupture et craindre qu’un temps nouveau ne s’impose jamais. La politique de la table rase ne serait-elle donc pas possible ? Et si l’homme nouveau n’advenait jamais ?

La seule force de Raskolnikov – et de cet homme nouveau - réside cependant dans son entêtement. Au milieu des doutes, il cherche encore à s’échapper à soi-même. Il combat son inquiétude et ses remords – il ne sera jamais assez costaud pour fonder un nouveau règne – en accentuant ses efforts de théorisation. Dans la dernière partie du roman, auprès de Sonia, le temps des aveux devient un prétexte à généraliser davantage sa pensée. Quand Porphyre ne veut voir en lui qu’un homme particulier – donc, un criminel qui a agi pour son propre compte – « un homme éprouvé mais fier, autoritaire et impatient, surtout impatient » (6, II, 553) – Raskolnikov répond forcément par un discours qui dépasse son individualité. Son cas, au contraire, doit faire loi, universelle et intemporelle. Il oppose à toute lecture restrictive de sa conduite des enseignements qui porteront pour l’avenir. Définitivement, l’homme nouveau sera celui qui sait agir, briser les conventions et ne pas se soucier de sa réputation. Un acte le définit : la transgression. L’homme qui n’en est pas capable n’est qu’un pou : tout geste doit être libérateur, pour lui et l’humanité toute entière. L’homme nouveau dit un espoir, il est espoir, en quelque sorte résurrection, et Raskolnikov d’expliquer : « J’avais besoin alors d’apprendre, et d’apprendre au plus vite, si j’étais un pou comme tout le monde ou un être humain. Si je pouvais ou non transgresser. Si j’oserais ou non me baisser et prendre. Si j’étais une créature tremblante ou si j’avais le droit… » (5, IV, 517) Quelques lignes plus haut, il s’est vu en « bienfaiteur ». Nouveau Jésus en quelque sorte, il refonde l’humanité.

Cependant, il ne s’agit plus seulement de se prosterner devant la souffrance humaine (cf. 4, IV, 400), ni de venger les faibles par seul souci de justice – comme, par exemple, face à Svidrigaïlov et l’affront qu’il aurait fait subir à sa sœur (cf. 4, II, 367 et sq.), encore moins d’« être un Napoléon » (5, IV, 512) qui renverserait les anciens empires – romain ou russe ! – pour le simple prestige de la gloire… Désormais, il ne s’agit plus que de proclamer l’avènement d’un homme nouveau, défini par une valeur supérieure à toutes les anciennes croyances : son insoumission, sa liberté jusqu’à la provocation et le franchissement de l’interdit le plus fort qui soit, le fameux « Tu ne tueras point ». L’homme nouveau, l’« extraordinaire », est celui qui n’obéit pas, à personne :

« Les hommes sont divisés en « ordinaires » et « extraordinaires ». Les ordinaires doivent vivre dans l’obéissance, et ils n’ont pas le droit de transgresser la loi, parce que, voyez-vous, ils sont ordinaires. Et quant aux extraordinaires, ils ont le droit de commettre tous les crimes et de transgresser la loi de toutes les manières, cela précisément parce qu’ils sont extraordinaires. » (3, V, 326)

L’homme nouveau est en réalité le nouvel Élu.

Conclusion

Raskolnikov a voulu « [s’]engager sur une nouvelle voie indépendante » (5, IV, 513), persuadé que l’essence même de la condition humaine, bien comprise, tient à la capacité de « renoncer d’avance à certaines idées préconçues et à l’habitude de tous les jours que nous avons des gens et des objets qui nous entourent d’ordinaire. » (6, IV, 581). Il a réclamé, à travers son exemple, le développement de cet homme nouveau qui, peut-être, n’apparaîtra qu’en des terres nouvelles, l’Amérique où Svidrigaïlov l’engage à aller (6, V, 596) mais il a fait aussi l’expérience de ses propres limites. D’aucuns ne verront jamais en lui qu’un voleur doublé d’un assassin, un orgueilleux et un égoïste, un homme dangereux juste pourvu d’un amour-propre démesuré. Certes, il a déploré le consensus mou qui cimente les sociétés humaines et regretté que : « D’une manière générale, il naît extraordinairement peu d’hommes ayant une idée nouvelle, voire tant soit peu capables de dire quelque chose de nouveau, c’en est même étrange. » (3, V, 331) ; certes, il a affirmé qu’il « ne verrai[t] jamais les choses avec [n]os yeux » (6, VII, 636) mais il a dû in fine concevoir son échec, résultat de la résignation qui le touche à son tour. En se dénonçant soi-même, il n’est pas allé au bout de la révolution des idées engagée, pas au bout non plus de son entreprise de fondation d’un homme nouveau. Pourquoi au contraire « manifester le désir de s’accuser encore davantage » ? (Épilogue, 655) Pourquoi cette « bévue » de dernière minute, comme la marque de « quelque verdict du destin aveugle » (Épilogue, 663) ? Son vrai et seul crime se tient là : ne pas demeurer l’homme nouveau, le fameux Élu de sa propre théorie.

Avec Raskolnikov, Dostoïevski, donc, nous dit à son tour les limites du nihilisme (3) – et de l’espoir ravageur qui le sous-tend ? – en même temps que celles d’un roman qui se voudrait à thèse. Il abandonne son lecteur à une fin qui n’en est pas une, sans conclusion ni véritable enseignement. Il lui promet juste un autre roman, comme pour mieux lui faire entendre que la littérature n’est pas là, non plus, pour tracer les nouveaux chemins de la connaissance de l’homme. Éternelle frustration devant la nouveauté toujours promise…

(1) Il déclare pour lui-même : « Ce n’est pas un être humain que j’ai tué mais un principe ! » (3, VI, 345)

(2) Razoumikhine affirme : « Cela a commencé par le postulat socialiste. On connaît ce postulat : le crime est une protestation contre l’anomalie de l’organisation sociale, c’est tout et rien de plus, on n’admet aucune autre raison, rien !... » (3, V, 322)

(3) Mais Raskolnikov en est-il un vrai ? En tout cas, il a démenti. (cf. 6, VIII, 648)

Laure-Anaïs Poyet

> Lire la biographie de Dostoïevski

2 commentaires

Dostoïevski demeure l'un des géants de la littérature mondiale et il  serait vain ,pour cela,de lui coller une étiquette qui l'enfermerait dans une catégorie littéraire quelle qu'elle soit.On pourrait faire plusieurs lectures de son œuvre.

A cause de soucis financiers permanents, il n'a presque jamais connu les circonstances requises pour donner tout ce qu'il pouvait.Aussi a-t-il pu produire ,sous la contrainte des contrats avec ses éditeurs ,des œuvres de toutes les couleurs.Pour tenter de le comprendre,il est préalable de se pencher sur les conditions de travail vécues pendant la rédaction de tout roman.C'était un génie dans une cage,la cage du besoin matériel .Ce que ses personnages laissent montrer en souffrance, en actes contradictoires,voire bizarres pour le commun des mortels,reflète en fait une conscience affolée,une vie perturbée au maximum chez l'auteur.Entre "l'enfant qui souffre "et "l'espoir de jours meilleurs pour mieux cerner le Gâchis universel ",il vaut mieux ne pas se prononcer...quitte à laisser le lecteur en décider à sa guise.

"Trop de conscience est une vraie maladie,je le jure" , avait dit Dostoïevski.Fallait-il laisser tomber pour autant le drame de la conscience?Non!Non ,simplement parce que continuer le débat peut délivrer le moi.

Ce roman de  Dostoïevski qui relate l'histoire d'un jeune qui se prénomme Rskolinikov. Celui-ci trouve dans l'aveu le seul moyen de libérer sa conscience d'un crime qu'il avait cru avoir le droit de commettre. Un roman de portée universelle et plein de d'humanisme et que j'ai lu avec un grand plaisir.