Cahiers de Damas : la splendeur de la vérité

Dans notre société du Spectacle il y a deux sortes d’hommes : le mondain germanopratin, toujours à gauche et jamais fier d’être français, profitant du système tout en griffant un peu, juste ce qu’il faut pour tenter une pirouette, la figure de style qui lui légifère une place centrale, se permettant ainsi de clamer sur les ondes (Cohen et Bourdin) ou d’écrire des hérésies en se parodiant parfois, et mentant au public surtout, veillant bien à ne pas prendre le moindre risque, BHL se faisant photographier sur fond vert pour ne pas aller sur le front ou Georges Didi-Huberman ne dépassant pas la Grèce, on ne sait jamais, on n'est jamais trop prudent, pour parler des réfugiés syriens et tenter de justifier l’injustifiable...
Puis il y a l’homme vrai, le franc-tireur, le journaliste – comme Thierry Meyssan qui était le seul (avec une équipe d’une agence de presse britannique) lors de la prise de Tripoli par les mercenaires qataris et al-Qaïda recyclés par le bon vouloir de Sarkozy et de ses amis, Thierry qui tous les soirs nous faisait une vidéo en direct qui, étonnamment, démontrait les média-mensonges diffusés par Francetélévison et consorts.
Et il y a l’écrivain banni pour avoir trop dit, écrit, raconté ce qu’il voyait, ce qu’il pensait de la mort de la culture française, de la mort de la pensée française, de la mort du pays France : Richard Millet qui a grandi dans cette région, entre Syrie et Liban ; Richard Millet qui a réfléchi assez vite au sujet, publiant dès 2012 chez Fata Morgana, un Printemps syrien qui avait le mérite d’appeler un chat un chat. Lui que l’on peut aimer – ou pas – mais jamais à qui reprocher une itération déplacée dans l’analyse contemporaine…
Ainsi le voilà parti à Damas, accompagnant une délégation qui veut comprendre et voir, sur place, ce qui se joue réellement en Syrie, et non admettre comme parole d’Evangile les résumés formatés diffusés par les médias, se référant un peu trop à des organes si peu crédibles, comme cet Office des droits de l’homme syrien qui est basé à… Londres et ne comprend qu’une seule personne.

Quand on réfléchit à la marche du monde, que l’on n’est pas Charlie et que l’idée d’universalisme ne peut se concevoir que dans l’échange, c’est-à-dire le voyage, l’écrivain Millet ne se posa pas la question deux fois avant de faire sa valise… Et ce qu’il vit lui démontra ses inflexions précédentes, ses conclusions logiques faites d’Histoire et de témoignages. Car cette opinion publique que l’on cherche à tout prix à convaincre pour commettre les pires crimes de guerre – comme ce fut le cas avec la Serbie – est de plus en plus ignorante, et s’en félicite, s’enfermant dans les poncifs de poudrière libanaise, de balkanisation des esprits et autres formules prémâchées que servent les homme-troncs derrière leur prompteur à vingt heures tapantes ! Et d’imaginer que tout le monde ne rêve que de vivre comme aux Etats-Unis d’Amérique, or, non, les peuples arabes ne veulent pas de cette forme de démocratie, de cet esprit vidé de son sens, et ayant annihilé la spiritualité. Ces cultures, ces peuples, ces millions de gens vivent selon des rites qui leurs sont propres, et l’Occident n’a pas à vouloir imposer son idéologie, sous n’importe quel prétexte. Et certainement pas celui des printemps arabes qui n’ont fait que réveiller le malin et détruire l'équilibre existant...
Comment reprocher aujourd’hui à feu le président Assad d’avoir tué plus de dix mille personnes en s’attaquant à la confrérie des Frères Musulmans, quand on sait désormais combien cette guerre, menée par eux, a déjà dénombrée plus de deux cents mille victimes ? La protection d’un peuple, à certaines étapes, se fait aussi par l’anéantissement de celui qui veut sa perte : qui a reproché au Sri Lanka, en mai 2009, d’en avoir fini avec les Tamouls, acculant hommes, femmes et enfants sur les plages, tuant sans état d’âme les rebelles ?

La question juive ayant été réglée par la création d’Israël, les chrétiens d’Orient deviennent depuis des décennies des empêcheurs de dominer en rond, ce qui les met systématiquement dans le camp des perdants – la dernière guerre du Liban (1975-1990) l’a démontré. Si bien qu’Assad, président laïc d’une Syrie multi-ethniques, en dérange plus d’un. Vouloir supprimer Assad (après Saddam Hussein et Mouammar Kadhafi – lesquels défendaient aussi les minorités) c’est attenter à la richesse culturelle, cultuelle et spirituelle de tout le Proche-Orient car il n’y a pas que les chrétiens maronites, melkites, chaldéens, syriaques, assyriens, arméniens ou orthodoxes en Syrie ; il y a aussi les alaouites, les druzes, les ismaéliens, les yézédis et les mandéens… Tous ces gens ancrés dans leurs traditions plus que dans le digital ou Coca-Cola ; des gens invisibles qui ne doivent en rien empêcher les routes énergétiques de se développer et que nous vouons au massacre ou au déplacement selon les cases que l’Oncle Sam souhaite occuper.

Or, les Yankee pensent pragmatiquement dans l’application particulière de leur protestantisme, « vivant comme si les forces économiques déterminaient la naissance et l’affaiblissement des institutions et fixaient le destin des individus » (John Dewey) ; mais il en va autrement en Europe : pour nous les enjeux symboliques dépassent de loin l’existence et la liberté dont la perte nous est insupportable, a rappelé Baudrillard dans Power inferno, par ce que nous en avons fait les valeurs fétiches d’un ordre humaniste universel. Il est donc choquant de voir Hollande, puis Macron, jouer encore le vassal des Américains dans cette croisade inique… D’autant, comme peut en juger Richard Millet sur place, relatant de simples constats avec cette plume alerte au style percutant, le peuple syrien n’a pas baissé les bras, pas plus que ne l’avait fait le peuple libanais durant quinze ans de conflit ; la vie continue et les populations se sont soudées, ayant très vite compris – pour l’avoir souvent constaté de leurs propres yeux – que cette guerre présentée comme une révolution puis une guerre civile, est en réalité un engagement entre l’armée gouvernementale et des mercenaires venus de l’étranger.

La foule orientale est frémissante ; en Occident, elle se compose d’individus si semblables les uns aux autres, par le physique comme par le caractère, qu’ils se haïssent les uns les autres de vivre dans l’enfer du même, sous l’œil de Satan grimé en animateur télévisuel.

Cette guerre est sans fin, c’est là qu’elle est diabolique, et que l’on y voit toute la patte maligne des faiseurs de rois. Conscients que l’Occident a failli, que son âme a péri, les maîtres qui l’ont avilie jouent à renvoyer cet ennui par lui engendré dans le miroir des fous de Dieu qui peuvent ainsi outrageusement affirmer et assumer leur nihilisme sous couvert du djihad. L’excuse est trop belle pour ne pas l’instrumentaliser puisque tout n’est que divertissement : ainsi les scènes apocalyptiques que l’Etat islamique a filmées – égorgement en série d’hommes agenouillés en combinaison orange, immolation des pilotes égyptiens dans une cage, suspension dans le vide des homosexuels depuis les immeubles avant de les laisser tomber, etc. – et diffusées sur le Net participent du fantasme tout autant que de la terreur supposée envahir le spectateur, ajoutant au premier la puissance du second pour convaincre les plus démunis, les plus déterminés, les plus débiles – et ils sont légions ! – à venir se perdre absolument et définitivement dans tout cela avec l’éclat sublimé d’une théorie dévoyée.

Posons-nous la question : quelle liberté avons-nous, de quelle liberté jouissons-nous, noyés par la doxa dans un flux ininterrompu de fausses nouvelles et d’informations truquées – qui a noté que Mossoul fut libérée quand Alep fut prise ? – les deux villes l’étant par les forces gouvernementales… L’emploi des mots d’usage permet de dénaturer la vérité et d’induire en erreur le benêt devant sa télé. Lui qui se croit libre… Mais cette liberté n’est qu’une illusion ! Sans pouvoir fort – combien d’ex-Yougoslaves regrettent le pays de Tito, par exemple, ce maître dont la puissance permettait de tenir toutes les minorités sans qu’aucune ne soit supérieure à l’autre – et depuis que Nietzsche a tué Dieu, que la notion de sens nous a quittés – remplacé par le matérialisme outrancier – nous contemplons ces guerres régionales comme le faisait la foule viennoise du haut des remparts quand Napoléon assiégeait la ville et que les troupes guerroyaient dans la plaine ; ce qui n’empêchait personne de vivre ni d’aller au théâtre… Si lointain que paraît la Syrie – même si elle s’est invitée au Bataclan en novembre 2015 – nous le refoulons pour faussement incarner une joie tiède et triste sous couvert de divertissement général.

Alors que faire ? Oublier, regarder ailleurs, témoigner ? Entre deux chroniques, je vais noyer ma lucidité d’une exposition l’autre dans l’avant-garde du siècle passé, redonner de la beauté à mes iris fatigués par la pollution visuelle de la publicité ou de l’architecture, cette lèpre qui gangrène nos cités, comme si tous les décideurs avaient fait le serment de faire mentir Dostoïevski : la beauté ne sauvera pas le monde, puisqu’elle n’est plus admissible, depuis qu’elle a perdu la dimension métaphysique que lui donnait Thomas d’Aquin lorsqu’il affirmait que « le beau est la splendeur du vrai ».
Dans cet exil – intérieur ou géographique, ah Varsovie, dernier bastion civilisé d’une Europe encore chrétienne et fière d’elle – nous conviendrons de savoir tenue garder, ce maintien de soi indispensable pour repousser l’aliénation générale et assumer la vérité, telle qu'elle est, car l’habit fait bien le moine, et tous les matins nous devons lutter contre cette indifférenciation vestimentaire actuelle qui va en général de pair avec celle de la pensée et des mœurs, ce dont il ne serait être question… Jamais.

François Xavier

Richard Millet, Cahiers de Damas – novembre 2015 / novembre 2017, Editions Léo Scheer, mai 2018, 120 p. –, 15 €

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