Le shérif gay et la bombe H

Salué par le Grand prix de la littérature policière 2019 et dernièrement par le Prix Mystère de la critique 2020, ce polar glaçant est à ranger à côté des Racines du mal de Dantec, tant les deux ouvrages portent en eux toute l’ambigüité universelle qui pèse sur l’être humain, totalement dénaturé depuis des centaines d’années…

Parallèle amusant, Dantec situait son intrigue sur les hauteurs du lac d’Annecy, avec un grand rôle porté par la nature, Morgiève en fait tout autant, en nous transportant en 1954 sur les hauts plateaux désertiques du comté de Garfield, dans l’Utah, à plus de mille cinq cent mètres d’altitude. Un endroit magnifique où la nature a encore ses prérogatives, un endroit pour comprendre ce qu’était le rien, ou Dieu, ce qui était au fond pareil. Le Diable, lui, vivait du trop-plein, dans le chaos de la profusion.
C’est en faisant sa ronde de nuit aux premières neiges, que notre héros, le shérif Nick Corey découvre une voiture abandonnée puis assiste, éberlué, à l’atterrissage d’un chasseur Sabre, sans lumière mais surtout sans… pilote. Le comté glousse déjà d’histoires de Martiens. Mais l’affaire est beaucoup plus importante : il semblerait que le Sabre soit un chasseur lanceur de la bombe H. L’armée investit le coin, le FBI envoie son meilleur agent. Or, la voiture abandonnée le met sur une autre piste, un tueur qui pourrait être l’un des premiers à tuer en série.
Les deux affaires vont très vite s’emmêler d’autant que certains indices le renvoient au meurtre de ses parents, et comme tout bon enquêteur il sait qu’il n’y a jamais de hasard : Il y aurait toujours un aveugle pour voir là où la mouche avait chié.

Dans cette lente quête qui est aussi une descente aux Enfers dans toute l’ampleur de la perte de sens – les choses ont pris le pouvoir sur les hommes –, de spiritualité – il fallait être méchant pour parler, c’était pourquoi les animaux se la fermaient –, d’empathie, de civisme – le shérif ramasse ses mégots même si dans ce pays, le sol, l’air et l’eau on s’en tamponnait. C’était comme les cornes des cocus, normal et invisible  –, Corey n’aura de cesse de lutter contre la lucidité qui l’assaille – Les chiffres et les statistiques, c’était le nouvel avatar de la pensée blanche. Ça permettait de payer des gens à ne rien dire et de faire croire aux abrutis qu’ils ne l’étaient pas : il se sait dangereux, vengeur mais aussi baigné par l’amour de Dieu que son pasteur de père lui a inculqué, sacré dilemme ; mais il sait aussi trop bien que l’homme voulait la mort, il vivait grâce à ça […] Il avait des canines pour manger de la viande, humaine s’il le fallait. Des mains pour couper, arracher, creuser, tuer. Charlie Bass était un homme – synonyme ordure.

Bien plus qu’un simple polar qui se lit dans le train, ce roman embrasse tout le défi du métier de vivre si cher à Pavese, signe quelques belles réparties avec un humour cinglant (le perroquet dans le bar) et un brin d’optimisme pour nous insuffler de quoi tenir encore un peu : Il fallait des secrets et des rêves pour grandir et mourir – pour espérer et entendre. Corey philosophe pour lui-même entre deux cadavres sauvagement découpés par le Dindon, ce monstre après lequel il court en vain. Vivre pouvait être une expérience incroyable, quelle importance qu’elle soit inutile ?
Comment faire son deuil plus de vingt ans après et continuer à rêver d’un possible éden, d’une retraite paisible dans une enclave, si possible loin du goudron et d’Elvis. Corey ne militait pas contre les guitares électriques, mais il aimait trop le bruit du vent. Comme on le comprend ! Mais au lieu d’aspirer à des jours meilleurs il doit rechercher cette foutue bombe qui manque à l’appel et stopper le boucher qui mutile les jeunes femmes trop parfumées, et des envies de meurtre le titille dès que l’on aborde le sujet. La question était de savoir si souffrir était une envie ou un besoin. On pouvait gloser là-dessus comme on pouvait pisser dans un seau troué pour le remplir.

Au beau milieu de tout ce cirque, Corey va rencontrer l’amour, le vrai ; un certain agent du FBI va faire fondre ce cœur de pierre, lui l’Apache qui terrorise rien qu’en regardant son homme, le voilà juste un pauvre pédé qui va succomber au sentimentalisme et baisser la garde ; preuve que l’attirance se moque du genre et c’est tant mieux. Or, roucouler quand on est shérif et que l’on baigne dans l’esprit de vengeance n’a rien de coutumier, et l’alliance de l’huile et de l’eau ne donne jamais rien de bon.
C’était rien de tuer, mais vivre, comment faire ? Ce n’était pas bien compliquer de construire sa cabane, mais il fallait l’habiter […] L’homme ne pouvait habiter nulle part […] il se leurrait tout au long de sa pauvre vie. Et c’est bien là tout le drame de notre époque qui a détruit tous nos repères…
Demeure la lecture pour oublier et s’évader…

 

François Xavier

 

Richard Morgiève, Le Cherokee, Folio Policier, octobre 2020, 496 p.-, 8,50 €
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