Jerry Stahl, Moi Fatty

« Le monde est une bataille de tartes à la crème, et après, on meurt. »


Avant que d’être relégués au rang d’individus pathologiques, relevant du quart-monde et victimes de l’épidémique malbouffe, les gros incarnaient, dans la splendeur de leur rondeur et l’éclat de leurs bajoues pleines, une réussite sociale certaine, doublée au niveau du caractère d’une propension à la jovialité et d’une bonhomie innocente. 


L’acteur de muet Roscoe Arbuckle, mieux connu sous le pseudonyme de « Fatty », contribua indéniablement à nourrir cette imagerie populaire, à l’époque des balbutiements du Septième art. Mais sa destinée, suivant une courbe au tracé typiquement américain, l’amènera successivement à éprouver le rejet, l’adulation, la haine, la déchéance et l’oubli. L’écrivain Jerry Stahl a choisi, pour relater cette existence tragique, un mode narratif délicat à mettre en œuvre : l’autobiographie apocryphe. Périlleux exercice que d’adopter ainsi le « je » concernant un personnage en chair, en os et surtout en graisse. Tout le talent de Stahl consiste donc à se maintenir à un niveau de justesse constant dans le récit, en recréant du dedans la conscience et la réalité d’Arbuckle.


Il faut dire que le gabarit du « millionnaire à visage de fœtus » permettait qu’on s’y immisce avec aisance : plus de 120 kilos pour 1m70… Avant de devenir ce poids lourd de l’humour « tarte à la crème » (dont on lui doit apparemment l’initiative), Roscoe fut surtout ce jeune garçon voué aux lazzis cruels de son entourage, à commencer par ceux d’un père qui lui voua un mépris indéfectible, même aux moments de faste. Le géniteur, alcoolique notoire, accusait en effet son éléphantesque descendance d’avoir « cassé » sa femme, au passage du col de l’utérus. C’est cet homme infect et violent qui rebaptisa Roscoe en « Fatty », le sobriquet qui allait, selon une cruelle ironie, fonder sa renommée.


Devenu une figure hollywoodienne célébrissime, Arbuckle aurait pu éclipser le freluquet Chaplin si son aura n’avait été définitivement ternie, au milieu des années 20, par un scandale sexuel et la mort d’une starlette dans lesquels il fut impliqué à tort. Du jour au lendemain, le poupon à taille adulte se mua en monstre, dont la presse ragotière dépeça avidement la carcasse.  


Le roman de Stahl, une fois refermé, communique l’irrépressible envie de revoir des scènes où Fatty, flanqué de son fidèle ami Buster Keaton, se livre à des facéties d’un autre âge. On admire son habileté (son retourné de crêpe avec rattrapage dans le dos est désormais légendaire), on rit face aux mimiques expressives de ce masque aux yeux ronds, aux lèvres tombantes, puis on superpose à cette image de clown obèse le quotidien d’un homme qui versa dans l’héroïnomanie à cause des soins inconséquents d’un docteur, qui éprouva longtemps les affres de l’impuissance et qui ne guérit jamais des plaies morales infligées par son exécrable paternel.     


Un mot de la traduction en français, signée Thierry Marignac : impeccable. Dans le phrasé naturel restitué ici se perçoivent autant un style (celui de l’auteur) qu’une voix (celle du narrateur). Une fois happé, impossible de s’en sortir : ceci n’est pas un roman, c’est un banquet. Certes, il traîne quelques seringues entre les assiettes, la nappe est un assemblage de gazettes racoleuses et, si le patapouf qui invite n’arrête pas de piquer dans tous les plats, cela risque de se terminer en pugilat de sacs de farine. Mais une fois installé, le lecteur sait qu’il restera vissé à son siège, jusqu’à la parfaite consommation du drame, cela dût-il prendre quelques heures.


Frédéric Saenen


Jerry Stahl, Moi, Fatty, Traduction de Thierry Marignac, Rivages / noir n°921, novembre 2007, 357 pp., 10 €.

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A noter une version par Emma Psyché, en musique et modernisée de la vision et de la vie de la "victime" de Fatty, Virginia Rappe....

http://virginia-rappe.blogspot.fr/