"Mémoires" de Roger Moore

Questions de vie et de Moore


Le héros d’Octopussy est maintenant octogénaire, mais il n’a rien perdu de son humour. Et méfions-nous : sous leur apparente légèreté, les Mémoires de Roger Moore pourraient bien offrir quelques leçons de sagesse.


Évidemment, s’il y avait sur la couverture « Souvenirs de cinéma, par Joseph Tartempion », cela ne serait pas très vendeur. « Roger Moore, Mémoires », en revanche, avec en plus une photo de l’auteur dans le rôle de James Bond, cela fait un événement (une séance de signature est d’ailleurs prévue dans quelques jours au Salon du Livre). Mais you shouldn’t judge a book by its cover. S’il n’y a pas vraiment tromperie sur la marchandise, il convient de mettre le lecteur en garde : il risque de ne pas trouver dans ce flacon toute l’ivresse promise.

James Bond ? Trop tard. Moore a déjà consacré un livre entier au sujet (Bond on Bond)[1] et a traité de ses rapports avec le personnage dans son autobiographie (My Word Is My Bond, publié en France sous le titre Amicalement Vôtre). Les bondophiles ne glaneront dans ces Mémoires que deux ou trois pages sur le producteur Albert « Cubby » Broccoli, qui tiennent d’ailleurs plus d’une fiche Wikipedia que d’un véritable portrait. Quant au titre Mémoires, qui n’entretient qu’un rapport lointain avec le titre original Last Man Standing, il est en l’occurrence un peu pompeux : inutile de chercher ici un nouveau Chateaubriand capable de vous résumer en trois lignes deux mille ans d’histoire de l’humanité ; la référence serait plutôt l’Almanach Vermot. Moore, avec l’aide de son fidèle scribe Gareth Owen, se contente d’énumérer, en les regroupant par thèmes, toute une série d’anecdotes sur le cinéma, dont il n’a pas forcément été le témoin direct. Il est souvent l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours. On croisera maintes formules du type : « Je n’ai jamais rencontré Machinchose, mais j’ai eu sur tel film un coiffeur qui s’était occupé de lui deux ou trois ans plus tôt et qui m’a raconté… » De son propre aveu, certaines des anecdotes rapportées sont outrageusement apocryphes. Mais trop belles, malgré tout, pour être ignorées. On se souviendra en particulier de celle du jeune homme venant demander à Frank Sinatra, assis dans un restaurant à une table proche de la sienne : « Seriez-vous assez aimable, lorsque ma fiancée arrivera, d’ici quelques minutes, pour me saluer en disant : “ Salut, Al, comment vas-tu ? ” Je suis sûr que ça l’impressionnera. » Quelques minutes plus tard, la fiancée arrive, et Sinatra récite parfaitement son texte : « Salut, Al, comment vas-tu ? » Mais alors le jeune homme : « Fiche-moi la paix, Frank. Tu ne vois pas que je suis avec ma fiancée ? »

De tels jokes n’ont pas conquis tous les lecteurs anglo-saxons ; certains n’ont pas manqué de dire à quel point ils trouvaient insignifiant cet ouvrage. On pourrait ajouter qu’il risque de l’être encore plus dans sa version française, puisqu’une partie de son sel — on connaît le goût de Moore pour les one-liners — est dans des jeux de mots parfois parfaitement intraduisibles. Bette Davis s’indigne quand un technicien demande qu’on pousse la « gonzesse » vers la gauche. Comment ose-t-il ? Mais elle est bête, Bette, et accorde beaucoup trop d’importance à sa petite personne : ce n’est pas d’elle que parle l’insolent ; le terme broad qu’il emploie, et qui peut se traduire par « gonzesse », désigne aussi un certain type de projecteur dans l’argot des électriciens de cinéma…

On se gardera toutefois de jeter ces Mémoires aux orties, car de cette poussière d’anecdotes se dégagent quelques traits marquants, dans le bon sens du terme. Il y a d’abord le ton de Roger Moore et son honnêteté (comme nous l’avons dit, un ghostwriter est là derrière, mais il entretient une telle complicité avec Moore que c’est plutôt son doppelgänger). Y a-t-il beaucoup de comédiens, à part Jean Marais, peut-être, dont il fut le fils dans l’Enlèvement des Sabines, qui aient osé avouer comme Moore une couardise personnelle égale, voire supérieure, au courage des héros qu’ils ont interprétés ? Et qui aient consacré plusieurs pages, photo à l’appui, à vanter les mérites du cascadeur qui s’est plusieurs fois brisé les os à leur place ?

On pourra reprocher à Moore sa gentillesse systématique, cette civilité toute britannique qui l’amène à finalement ne jamais vraiment dire du mal de qui que ce soit. Étonnant à cet égard est le long portrait qu’il brosse de Sinatra, et qui n’est pas loin de nous convaincre que ce crooner mafieux cachait des trésors d’humanité et de tendresse. Mais, inversement, on peut parier qu’un comédien devait être vraiment odieux quand il reste à nos yeux totalement antipathique malgré tous les efforts du bon Roger pour arrondir les angles. Peter Sellers était, dit-il, son ami et c’est sans doute pour cette raison que, dans l’Héritier de la Panthère rose, poussive séquelle réalisée après la mort de Sellers, il apparut comme l’Inspecteur Clouseau revu, corrigé et réincarné par la chirurgie esthétique. Mais, de fait, Sellers ressort ici comme l’insupportable bourreau de lui-même et des autres que des biographes avaient déjà pu décrire, exigeant que soient coupées au montage les répliques d’un partenaire (Victor Spinetti) qui présentait l’impardonnable défaut d’être plus drôle que lui dans une scène de Return of the Pink Panther, et l’empêchant ensuite de prendre la parole en public lors de la première du film…

Cependant, le cas de Sellers n’est finalement pas aussi exceptionnel qu’on pourrait le croire. Il n’est que le concentré de la mégalomanie qui semble souvent être la condition sine qua non de l’existence du cinéma et de l’art en général, l’écran étant toujours composé de « l’étoffe de nos rêves ». Mais, et c’est finalement la grande leçon stoïcienne de cet ouvrage, le fait que les délires tyranniques des personnages qui peuplent cet écran deviennent avec le temps de simples anecdotes les renvoie et nous renvoie à notre misérable condition d’homoncules.


Memento Moori.


FAL


Roger Moore, Mémoires, First Éditions, mars 2015, 19,95 €


1 Sans parler du « journal de bord » qu’il avait publié en 1973, au moment de la sortie de Vivre et laisser mourir.


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