Roger Nimier : L’officier perdu

Vers 1950, un jeune prodige de vingt-cinq ans qui avait déjà composé cinq livres proposait cet autoportrait en forme de confidence : « Nous sommes quelques-uns dont les traits communs sont un certain sérieux, un besoin de vérité, un air sombre. Mais les choses sont établies de telle sorte que nous faisons figure d’esprits légers (…) Nous sommes les libertins du siècle. » En quelques mots, dans Le Grand d’Espagne, peut-être son meilleur livre avec Perfide, Roger Nimier définissait une posture qui survit vaille que vaille dans les interstices du milieu littéraire et qui fait de lui, malgré les ambiguïtés et les limites d’une sotte légende - Hussards & Cie -, l’officier perdu des réfractaires d’aujourd’hui.

 

Cinquante ans après sa mort, deux volumes saluent chacun à leur manière la mémoire de ce météore, brillant critique et chroniqueur féroce, et surtout éditeur courageux, lui qui sortit Céline, Chardonne et Morand d’un injuste purgatoire imposé par une clique d’arrivistes dirigés par un faux résistant.

 

Salué dès ses débuts par Mauriac, Aymé et Green, Roger Nimier appartenait à la génération qui, ayant eu vingt ans en 45, assista à la fin du monde civilisé. Ce pur-sang, né d’une famille bretonne qui comptait des officiers de marine*, marqua à jamais les esprits et les cœurs. Lecteur boulimique - qui avait tout lu, et bien, à seize ans - et bourreau de travail sous ses airs désinvoltes, Nimier fit, par sa seule intelligence, trembler le parti dévot de son temps, Sartre et consorts, qui eurent le génie de l’affubler d’une panoplie incapacitante, celle du petit mufle sans profondeur. Aujourd’hui, tout le monde a oublié le médiocre B. Frank, qui, par un curieux phénomène de projection (gazelles et tord-boyaux), inventa les Hussards pour mieux les neutraliser et c’est Nimier que l’on relit.

 

Son ami Bernard de Fallois le décrivait, peu après sa mort, de manière autrement plus subtile : « il n’aimait pas les causes triomphantes. Il n’aimait pas les reniements, ni l’équivoque. Il n’aimait pas les sots, les importants, les satisfaits, les habiles. Il n’avait pour eux aucune complaisance, et il en avait encore moins pour lui-même ». André Fraigneau était encore plus imagé : « il mordait aux grappes du savoir avec une divination de jeune faune ».

 

On lira tout cela et bien d’autres choses dans le Cahier de l’Herne dirigé par Marc Dambre, qui, après le regretté Pol Vandromme et le surdoué Olivier Frébourg, s’impose comme le meilleur connaisseur de la vie et de l’œuvre de Roger Nimier. Monumental se révèle en effet ce volume, riche d’inédits dont l’émouvante correspondance avec deux amis de jeunesse de Nimier, qui leur dédia à chacun un roman, Henri Mosseri, monarchiste fusillé à vingt ans, et Michel Stiévenart, son camarade de régiment, tué en 45. Au fil des pages apparaissent d’autres amis, dont le meilleur, Stephen Hecquet, avocat de génie et lui aussi mort trop tôt. Deux entretiens avec Michel Déon et Jacques Laurent mettent bien en évidence l’inexistence d’une école que l’on pourrait opposer de manière manichéenne aux apparatchiks des Temps modernes. Une passion commune pour Port-Royal et Alexandre Dumas, la religion de la France, l’exigence du style, l’insolence et une même douleur devant l’abaissement du cher vieux pays, certes. Mais de régiment, point… même si Fraigneau joua au colonel honoraire.

 

Ce Cahier propose un regard kaléidoscopique sur l’énigme Roger Nimier, avec une polyphonie de points de vue, puisqu’on y lit des avis parfois sévères, comme celui de R. Guérin: « ce propre d’ignorer le doute, cette manie de la riposte fulgurante, cette parure de fausse rigueur, ce ton qui défie pour défier, ce chiqué fringant, cette virtuosité de rhéteur, cette arrogance de parvenu qui se veut aristocrate ». Malgré son hostilité, Guérin voit bien que la logique du jeu, le goût de la jonglerie peuvent avoir de réducteur. Un beau texte d’un autre contemporain, Bernard Pingaud, va plus loin encore dans l’analyse du personnage Nimier et des limites de cette morale de l’allure : « il devrait commencer par l’insolence vis-à-vis de lui-même (…) qui est une vraie reprise des problèmes à leur racine ».

 

Ce volume, qui aborde aussi le thème du théâtre et du cinéma chez Nimier, illustre la belle amitié qui lia Nimier et Céline, Morand (qui le regardait comme son fils), Haedens et bien sûr Blondin.

 

La citation la plus juste de l’ensemble ? Celle de Jean Mabire, qui connut Nimier à ses débuts littéraires : « il y a quelque chose de tragiquement démodé {chez Nimier}. Cela n’empêche ni la lucidité, ni le courage, ni surtout l’insolence ». Que dire de plus ?

 

L’autre volume est l’inégal recueil de textes rassemblés par P. Barthelet et l’éditeur P.-G. de Roux, et qui traite des Hussards dans leur totalité en reprenant une grande partie des hommages publiés en 1964 par la revue Accent grave. Parmi les meilleurs textes actuels, ceux de B. de Cessole, de C. Dedet  et de Q. Debray, qui éclairent chacun une facette de ce moment de l’intelligence française. La plus belle phrase du livre ? La devise de Michel Tournier, qui l’emprunta à son condisciple et qui résume à elle seule une attitude devant la vie : « Il faut vivre sous le signe d’une désinvolture panique, ne rien prendre au sérieux, tout prendre au tragique ».

 

* L’un de ses aïeux ne commit-il pas une thèse sur la déformation du pouce entraînée par le port du sabre ?

 

Christopher Gérard

 

Cahier Roger Nimier, l’Herne, 39 €.

Sous la direction de Philippe Barthelet et Pierre-Guillaume de Roux, R. Nimier, A ? Blondin, J. Laurent et l’esprit Hussard, Ed. P.-G. de Roux, 27.5€.


Cette critique est également disponible sur le blog de Christopher Gérard.

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