Le Soleil des Scorta

LES ATRIDES DES POUILLES

Une famille née dans l’opprobre, un pays aride, un peuple autarcique. Une trinité d’amour comme une tragédie antique.


« Jamais un Scorta, donc, ne pourrait se soustraire à cette terre misérable. Jamais un Scorta n’échapperait au soleil des Pouilles. Jamais » Comme une malédiction. Celle des villageois de Montepuccio qui ont tué le fondateur de la lignée Scorta, bandit noitoire, et ont voulu « trépasser » son fils, illégitime engeance. Celle d’un pays de labeur, de mysticisme et d’isolement.

La terre des Pouilles, dans le talon de la botte de l’Italie, est rude, c’est un pays écrasé de soleil et ses habitants forment de petites communautés humaines refermées sur elles-mêmes. Quand apparaît la lignée des Scorta, conspuée par tous, une force nouvelle traverse les lois des hommes et de l’église pour bouleverser l’équilibre du pays. D’abord par haine et vengeance, voire folie congénitale révélée par le rire, puis pour s’inscrire dans le paysage comme les anciens qui regardent l’agitation des rues assis sur le fauteuil de paille, devant la maison ou le commerce. Le pays reprend en son sein ses enfants égarés après un cours séjour ailleurs, le temps de l’oubli. Le pays ne renie pas les siens.

Par un serment fait sur la tombe de la mère, deux frères et une sœur admettent en leur clan l’ami d’enfance, et reforme la famille, pour souder les corps face à l’avenir. Un lien entre les oncles et les neveux à venir est formé par ce serment de transmettre l’immatérielle réalité des hommes, la Loi a été signée entre le bandit et le curé : les enfants Scorta seront pauvres mais auront à leur mort les plus riches sacrements. Pour se moquer du peuple qui vénère l’or, mais surtout pour imposer à la lignée le sens de la vie, qui est labeur, fraternité, recommencement.

La tragédie antique est présente dans l’œuvre de Laurent Gaudé, notamment dans son théâtre, et elle n’échappe  pas à cette histoire de famille. Le soleil de ces hommes, qui vivent sous son règne, est dans leur sang, est leur sang : « nous sommes né du soleil […] sa chaleur, nous l’avons en nous ». Alors le sang des Scorta, comme celui des Atrides, est un héritage, une charge à transmettre, une fierté à tirer de la cruauté et de la misère pour que s’exerce encore l’antique châtiment. « Toi et moi, pris seuls, nous ne sommes rien. Mais les Scorta, les Scorta, ça, c’est quelque chose. […] Tu as une dette désormais. Une dette envers ceux de ton nom. » Tout est à refaire à chaque génération de Scorta, par le feu ou par la mort il y a destruction de l’héritage matériel pour contraindre les fils à refaire le chemin, à réapprendre l’essentiel goût de la sueur. Dans l’éternel recommencement, les Scorta s’ancrent au pays, deviennent ce pays, comme une improbable alliance du sang des homme s et de celui de la terre, dont l’olive est le fruit. « Les olives sont éternelles. Une olive ne dure pas. Elle mûrit et se gâte. Mais les olives se succèdent les unes aux autres, de façon infinie et répétitive. Elles sont toutes différentes, mais leur longue chaîne n’a pas de fin. » Comme les hommes nés sous le même soleil et issus de la même terre, le fatum s’impose.

Les Scorta ont fait cela, en apprenant à aimer la sueur qui rend vivants et heureux les hommes, en luttant toujours, contre eux même, contre les autres, les Scorta sont la réponse des hommes au châtiment divin : « Lorsque le soleil règne dans le ciel, à faire claquer les pierres, il n’y a rien à faire. Nous l’aimons trop, cette terre. Elle n’offre rien, elle est plus pauvre que nous, mais lorsque le soleil la chauffe, aucun d’entre nous ne peut la quitter. » Condamner à cette terre, sans pouvoir y laisser sa trace, les Scorta font de l’effort vain leur seule et magnifique liberté.

C’est aussi tout le village qui évolue, au fil des rares intrusions du monde extérieur et en résonance aux Scorta, comme s’il y avait réelle fusion de ce pays, de ses hommes et de son histoire. Un mari part à la guerre pour le Duche, et n’en revient pas, qu’importe, il a donné deux fils au clan. Les Scorta ne sont rien, ils ne sont qu’une famille des Pouilles, parmi d’autre, mais ils sont tout ce pays, tout l’amour des hommes pour leur terre, aussi ingrate et infidèle soit-elle. Alors le roman est une fresque, partie du travail de Pénélope intercepté un moment dans l’histoire des hommes. Une saga même, tant cette aventure familiale porte en elle les stigmates de toute la région, son histoire, ses drames, sa transformation en club à touristes par la modernité dont le revers, pour l’équilibre, est d’en faire une plaque tournante du passage des clandestins du monde entier, entre l’Albanie et le reste du monde.

Ce qu’il y a de remarquable avec Laurent Gaudé, c’est ce sentiment qui passe, outre la maîtrise de son art et le passionnant de son récit, c’est son amour profond pour ses personnages. Machinerie impeccable de style et de romanesque, la tragédie à l’antique a trouvé son visage humain.


Loïc Di Stefano

Le Soleil des Scorta, Laurent Gaudé, Actes sud (1re éd. septembre 2004), « Babel », septembre 2006

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.