Un roman policier célinien

Personnages en quête d’auteur

Emile Brami signe un roman policier de haute tenue, riche en contenu culturel, en surprises, mais surtout écrit sous le signe de l’ironie, de la référence, de l’humour. L’enquête entraînera le lecteur dans les méandres cyniques du monde des livres, et lui permettra de découvrir l’écrivain Céline, au cœur de cette étrange énigme concernant un manuscrit perdu.

La musique de Céline

C’est avant tout un hommage au grand écrivain français, le docteur Destouches, et à son style unique : Brami manie une plume alerte et vivace, dès le premier chapitre, prologue se situant à la Libération, décrivant le sac de l’appartement de l’écrivain réprouvé, qui constitue une entrée en matière savoureuse. On appréciera les envolées argotiques, le parler parisien recréé, sans doute fantasmé, mais pourtant sonnant avec l’authenticité du terroir urbain. Les résistants un peu louches, margoulins, truands, développent le lyrisme du familier et du vulgaire avec brio.

De façon symétrique, l’épilogue, recréation, travail sur des fragments et des pages perdues de Céline permet à l’écrivain de conclure sur une note hautement stylistique, rarement atteinte dans le genre du polar, il faut bien le dire ! La Légende du roi Krogold, beau texte, trop court, hélas, quasi-arthurien, laissera au lecteur le parfum subtil du mélange entre le réel – les mots de Céline – et l’artificiel – les raccords effectués par l’auteur du roman – ce qui résume le sujet de ce roman policier : les faux-semblants et les canulars.

Le cœur du récit n’en oublie par pour autant Céline, présenté doctement par ses spécialistes, ou découvert par les enquêteurs, l’inspecteur Marquis et son adjoint Bénédictus (on appréciera les noms, que l’on croirait sortis d’une bande-dessinée, mais qui sont en vérité des patronymes réels, personnes ayant côtoyé Céline au cours de sa vie !), avec verve et parfois maladresse. Le roman entier parle de la névrose, de la maladie de la collection qui pousse les admirateurs, on pourrait presque dire en découvrant certains protagonistes, les sectateurs de Céline, à agir en sicaires ou en escrocs au nom de leur idole controversée.

La truculence de Céline

L’enquête, dont nous tairons les rebondissements, y compris l’ultime, topos du genre, plaisamment amené dans ce roman, se déroule sur dix jours. On y découvrira la vie pépère de l’inspecteur Marquis et de sa fille rebelle, personnages, comme tous ceux du roman, tracés à grands traits, volontairement grossis, épaissis au nom de la caricature amusante, et achevant d’installer le roman à la fois dans la lignée de Simenon mais aussi dans celle d’Hergé ! Car le manuscrit perdu, La Marquise, œuvre érotique (et même plus !) de Céline, c’est un peu Le Secret de la Licorne. Les cadavres et les tromperies s’accumulent, les cabotineurs affluent au commissariat. On mentionnera cette scène interminable, pour le plus grand plaisir du lecteur, ménageant une pause bouffonne dans l’histoire, lorsque le dénommé Beretta, un Corse (là encore on appréciera la subtile ironie de l’onomastique !) vient tel Rastapopoulos conter ses histoires drôles affligeantes lors de sa déposition, entre deux récits sur ses opérations récentes ! Tout le roman présente au lecteur une galerie de ‘gueules’, voire de « gueulards », plutôt amusante, et surtout empreinte d’un second degré ironique, de litotes et d’euphémismes sur le monde de l’édition — Emile Brami inclut dans le roman des personnes réelles, il se cite lui-même dans les références sur Céline ! — qui confèrent au récit le mordant nécessaire à faire vivre une intrigue dont les protagonistes sont plus tordus que le fonctionnement.

Les mystères de Céline

Ecrivain dont la voix ne s’est jamais tue, dont l’écrit n’a jamais cessé, lui qui mourut quasiment sur sa table de travail, Céline est admiré jusqu’à l’adoration malsaine par les personnages, mais aussi parodié, pastiché avec brio, comme dans cette fausse lettre, que l’on qualifiera d’apocryphe au sein de l’évangile célinien : « Fils, je suis en train de besogner la Marquise, elle résiste, la vache ! mais je fourre et rerefourre ! Tu me connais, Ferdinand le vaillant ! elle finira bien par jouir… Foutre ! Bien goder salope ! Vibrer aux équinoxes ! Galoper ! Bramer aux astres ! Toucher les étoiles ! — Se gorger d’Univers… Je suis têtu ! — Il faut – elle doit ! Louis »

Belle imitation, fort amusante, au début de l’enquête, qui commence de façon grivoise et coquine ! On trouvera tout au long de l’ouvrage des allusions à de réelles escroqueries littéraires, comme la célèbre affaire Vrain-Lucas, qui abusa jusqu’aux universitaires les plus doctes, ce qui paraît invraisemblable. Les lettres écrites (en faux vieux français !) par Cléopâtre ou Jésus, épisode réel de notre histoire, ou les escroqueries du récit exploitent l’aveuglément passionnel des collectionneurs acharnés, opération malhonnête accomplie par des bibliophiles sans scrupules.

Mais la portée véritable de cette plaisante enquête mêlant le vrai et le faux, le réel et l’inventé, c’est l’ombre de Céline projetée sur cette aventure : l’auteur a choisi de terminer sur les fragments que nous évoquions, La légende du roi Krogold, pour rappeler au lecteur le son célinien, pour ramener ce lecteur dans le réel… tout en ajoutant, ultime pied-de-nez, des mots qui ne sont pas de Céline ! Les mystères existent et demeurent dans la vie du célèbre docteur écrivain, et leur résolution ne peut laisser la place qu’à l’imagination ou à l’invention littéraire, ce que prouve ce brillant roman policier, sorte de mariage entre Umberto Eco, autre grand écrivain spécialiste des pastiches et des manuscrits perdus depuis Le Nom de la rose, et les enquêtes de Maigret.

Mystères de Céline : « De sylves et korrigans au vent des landes… à bercer naufragés des brouillards… », légende de ce roi Krogold qui ne survécut que dans le souffle de cette poésie.


Romain Estorc


Emile Brami, Massacre pour une bagatelle, L'Editeur, mai 2010, 196 pages, 18 euros.

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