Don DeLillo, "Great Jones Street" : un livre qui laissera des traces

Paru aux Etats-Unis en 1973, ce roman est diablement d’actualité. Une radiographie de la société, la preuve que rien n’a changé. Empiré probablement. Mais amélioré certes non. Et si les Américains recherchent la solitude, il faut bien avouer qu’ils y mettent du leur. Sont inventifs. Pour Bucky Wunderlick ce fut Great Jones Street. Une rue fatiguée sur laquelle il jeta son dévolu. Un endroit pour disparaître. Pour faire le point et surtout se ressourcer. Et le monde du spectacle, fonctionnant sur les rumeurs et la candeur des fans, fit de lui un saint. Un ermite. Un visionnaire alors qu’il n’était qu’un jeune homme paumé. Certes, "instruit par un sens de l’économie corporelle, mais déficient en termes d’authentiques douleur.


Il voulait se préserver. Comme s’il savait qu’un supplice inconnu l’attendait. Fuyant la réalité dans une quête du mot juste. D’une absence de dialogues. Dans une marche hasardeuse qui requiert plus de pas que ceux requis pour aller d’un endroit à un autre...
La star du rock est fatiguée de jouer le messie. Crise spirituelle. Crise d’ego, crise économique. Trop d’argent. Trop d’ennemis. Créer alors une holding pour (se) cacher dans les méandres des fiduciaires. Transparanoïa. Un nom qui est déjà un aveu.


Au beau milieu d’une tournée mondiale, Bucky quitte donc son groupe. Se sera East Village. Un appartement misérable. Et tant pis pour le fan club. Les visions sont trop fortes. Même sa petite amie ne parvient plus à l’extraire de sa transe paranoïde. Demeure le voisin du dessus, écrivain dément qui veut se lancer dans la pornographie pour enfants. Puis, devant l’échec de son projet, écrire sur la finance. Quand il n’est pas devant sa machine à écrire il marche en faisant des ronds dans son salon, ponctuant comme un métronome le temps qui passe. Martelant chaque seconde.
Bucky deviendra le dépositaire d’un étrange paquet. Une nouvelle drogue qui serait le top du top. Sauf qu’il faut la tester avant. Personne ne veut s’en charger. Les négociations débutent entre truands. On extrapole. On parle beaucoup. Puis les paquets sont échangés : la drogue par les fameuses bandes du dernier enregistrement de Bucky. Les chansons de la montagne. Acoustiques. Irréelles proses en exemplaire unique. Une valeur sans précédent. Son manager est sur les dents. Pensez-donc, toutes ces montagnes de dollars qui dorment. Alors que pressées sur un disque. Vendues à des millions d’exemplaires. Combien cela ferait de millions de millions ?


Miroir de notre passé, ce livre est indispensable. Non seulement pour sa valeur littéraire. Car Don DeLillo possède un style exceptionnel. Mais aussi pour son côté historique. La nostalgie de ces années-là. Que les médias nous présentent comme le rêve évaporé. En le déformant. Voici donc de quoi voir l’essentiel peint dans le matériau brut de la vérité. Don DeLillo fut contemporain de cette époque. Il sait pertinemment de quoi il parle... 

On se frottera donc à la matrice. Même si la vision n’est pas toujours reluisante. Elle aura cependant le mérite d’être engagée, franche. Le lecteur s’embarquera dans une aventure loin, très loin des clichés.


Si l’été est propice au temps libre, il faut donc prendre à bras le corps les livres qui demandent un peu d’attention. S’offrir ce texte. Appréhender ces origines d’une contre-culture qui est toujours présente aujourd’hui. Aller aux sources des projets créatifs. Voir cette paranoïa créatrice, sentir ces dialogues tirés au cordeau. Deviner l’intelligence des personnages, imaginer la causticité de leur regard. Découvrir cette lucidité qui fait d’un être une star. Car il connaît cette folie qui menace, il l’anticipe pour mieux la subvertir à ses desseins.
Un livre qui laissera des traces.


Annabelle Hautecontre


Don DeLillo, Great Jones Street, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Marianne Véron, Actes Sud, "Lettres Anglo-Américaines",  juin 2011, 300 p. - 22,00 €    


PS - à lire aussi L'Étoile de Ratner

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