Le Voyage à travers la Russie selon Ludmila Oulitskaïa : "Les Sujets de notre tsar"

Ludmila Oulitskaïa fait partie des écrivains russes contemporains les plus traduits dans le monde, situation qui s’explique notamment par le caractère très "typique" de son œuvre : d’un roman ou d’une nouvelle à l’autre, l’on y retrouve une Russie (soviétique ou non) qui ressemble beaucoup aux idées reçues qu’on en a en Occident - une imagerie propre à conforter les attentes du lectorat amateur de pittoresque et des "âmes slaves". De ce point de vue, Les Sujets de notre tsar est sans doute un livre qui satisfera pleinement son public français, car non seulement la plupart des textes qu’on y trouve réunis transcrivent divers aspects de la « russité », mais même les nouvelles dont l’action se situe dans d’autres pays témoignent d’un point de vue on ne peut plus russe. Ce trait du recueil est intentionnel, car – comme le titre le laisse entendre – le point commun des personnages, c’est d’être représentatifs, chacun à sa façon, de la nation telle qu’elle demeure même sans tsar : ils ont été conçus pour incarner l’essence d’une psychologie collective immuable ou presque, qui a peut-être évolué au gré des changements historiques, mais sans cesser pour autant d’être éminemment reconnaissable.


Il va de soi qu’un tel projet littéraire (avec tout le sérieux qui s’y attache nonobstant le sens de l’humour qu’a l’auteur) est en lui-même foncièrement russe : on aimerait bien voir l’écrivain français, anglais, allemand ou américain qui adopterait, de nos jours, une démarche comparable ; on entend d’ici les ricanements ou les hurlements que susciterait son livre, voué à paraître obsolète par sa conception même et chauvin au degré le plus choquant. Mais assumé par un écrivain russe, le projet semble aller de soi, et pour un lecteur français, le recueil d’Oulitskaïa présente l’avantage (sans doute involontaire) de montrer entre les lignes à peu près tout ce qui constitue un esprit national, quel qu’il soit. Rien que pour cela, Les Sujets de notre tsar vaut la peine d’être lu, prêtant à réfléchir sur ce qu’on gagne et ce qu’on perd à s’identifier avec une culture nationale bien délimitée.


Du point de vue littéraire, les nouvelles sont très inégales (caractéristique courante de l’œuvre d’Oulitskaïa) : certaines relèvent de la simple ébauche – "L’ange gardien", "Le canard", "Les poires de Goudaouty"  – , d’autres ont un intérêt essentiellement anecdotique – "Le bouchon", "Mon Arabe préféré", "Un drôle de zèbre hollandais", "Le dalmatien", "Une terrible aventure de voyage"  – , d’autres encore peinent à dépasser le niveau des impressions touristiques, avec leurs généralisations faciles – "La voie de l’âne", "Les kimonos", "Il est écrit…" Mais les meilleures sont vraiment réussies, offrant des personnages très vivants, des situations complexes et une narration qui transcrit le réel de façon plurivoque, avec un mélange d’intensité émotionnelle et de recul ironique.


A travers les textes comme "Le couloir", "Recherche de paternité", "Le fils aîné", "Le fils de gens bien", "Ils vécurent longtemps…", "La grande dame au petit chien", "Ménage à trois" et "Une fille d’écrivain", Oulitskaïa a su représenter en condensé la vie de plusieurs générations de Russes issus de milieux fort divers, en combinant l’optique qui s’attache au destin de l’individu et celle qui vise à saisir le propre de chaque période historique évoquée. Sa façon de faire ne sent jamais l’artifice, dans ces nouvelles-là, et son écriture y échappe à la facilité en se faisant plus sobre et moins discursive qu’ailleurs, grâce au choix de mettre au premier plan les faits narrés. Ceux-ci sont, pour la plupart, indissociables de l’histoire du pays, et pratiquement inimaginables dans un autre contexte, comme "Ménage à trois", l’histoire tragicomique des deux épouses successives d’une écrivain enthousiaste des années 1930, qui se retrouvent à vivre ensemble après la mort de leur homme, et finissent par former une sorte de couple parfait, envers et contre tout, demeurant unies même pendant les années où l’aînée a été reléguée loin de la cadette.  De même, dans "Ils vécurent longtemps…", la destinée invraisemblable des jumelles issues d’une princesse et d’un physicien, fils de paysans, est très représentative du XXe siècle russe sans pour autant produire un effet d’illustration ou de "cas social", car qu’il s’agisse des parents ou des filles, leurs particularités personnelles sont si prononcées et bien représentées que le lecteur croit les avoir côtoyés tout au long de leur existence.


En définitive, les qualités des meilleures nouvelles s’imposent davantage à notre attention que les défauts des autres (quoique celles-ci soient plus nombreuses), et l’on reste sur l’impression d’avoir fait un voyage bien instructif et riche en émotions à travers la Russie d’Oulitskaïa. Même si le talent de cet écrivain a des limites hélas trop perceptibles – dont témoigne entre autres la conception même de ce recueil -, la galerie de ses personnages possède ce qu’il faut pour se graver dans la mémoire, un mérite qu’on ne saurait reconnaître à tous ses confrères abondamment traduits en français.


André Donte

 

Ludmila Oulitskaïa, Les Sujets de notre Tsar, traduit du russe par Sophie Benech, Gallimard, « du monde entier », mai 2010, 428 pages, 22 €  


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