Eric-Emmanuel Schmitt, Concerto à la mémoire d’un ange

Un ami dont l’avis m’est cher, un très cher ami, m’avait mise en garde contre la lecture de plusieurs écrivains. Untel était un fumiste. Machin n’était qu’un styliste. Chose avait fait l’agrégation donc, rien à en espérer. D’autres n’écrivaient pas de littérature ! En somme, personne ou presque ne trouvait grâce à ses yeux. Lorsque je lui fis remarquer son texte, très positif, sur l’un d’eux et lui demandais s’il valait vraiment tout le bien qu’il en avait écrit, sa réponse fut sans ambiguïté : « C’est un assez mauvais livre ». Bref, mon très cher ami étant lui-même écrivain, je compris rapidement qu’il était le seul très-grand-écrivain-sur-terre. Je ne lui en voulais nullement, au contraire. Il me distrayait avec sa manière narquoise de voir le monde. Tout le monde, même les plus grands, a ses manies. Ma compréhension de la situation – somme toute pas si difficile à démêler – fit que je décidais de me faire mon opinion moi-même et de lire tous ces auteurs. Force m’est de reconnaître, après toutes ces années, son discernement infaillible et sa perspicacité. Fréquemment, il m’arrive à la lecture d’un livre d’entendre le jugement qu’il émettrait s’il me prenait la fantaisie de le lui demander, ce dont je m’abstiens, évidemment, connaissant à l’avance sa réponse.

Dans cet état d’esprit, décidée à de nouvelles découvertes, j’entrepris la lecture d’Éric-Emmanuel Schmitt, Concerto à la mémoire d’un ange, et, ma foi, je partis dans les meilleures dispositions du monde face à cet ouvrage, étant donné que je venais de voir un entretien avec l’auteur dans « La Grande librairie » (que je regarde le lendemain du jour de diffusion sur Internet, ne résidant pas dans l’hexagone et qui plus est, ne possédant pas de télévision). Je le trouvais sympathique et comprenais déjà pourquoi beaucoup de lecteurs semblaient l’apprécier. Je dois confier être loin d’un lecteur lambda. Je suis ignare, mes pénates se situent loin des cercles germanopratins et je suis ignorante des fratries littéraires. Subséquemment, peu me chaut ce que l’on peut penser ou dire de mes capacités ou incapacité de lecteur. Seuls les plus riches et les plus pauvres peuvent se permettre cette insouciance. Ressentant un sentiment d’appartenance aux deux catégories, je suis doublement parée.

 

En règle générale, les couvertures d’Albin Michel ont l’heur de m’enthousiasmer. Celles des polars et des thrillers ont de belles teintes vives et brillantes avec des éléments en relief qui me plaisent énormément. (Enfantin, je sais). J’hésite néanmoins un tantinet devant celle-ci. Un bleu pas très franc du col, une illustration de Marcellino Truong un peu plagiaire de Marc Chagall et une police de lettres baveuse. Ça a un petit quelque chose de cucul la praline. Mais bon, on ne va pas pinailler sur une couverture d’autant plus qu’il ne s’agit que d’une jaquette. Et par-dessus tout, je me suis promis de le lire. Je me le dois bien.

 

Après plusieurs jours à voir Concerto à la mémoire d’un ange sur ma table, je le feuillette et entreprends la lecture de la quatrième de couverture. Rien de nouveau. Cela correspond plus ou moins au résumé fait par Busnel sur France 5. En commençant par les dernières pages (oui, j’aime bien entrer à reculons dans un livre parfois), je lis « Journal d’écriture ». Ma décision est prise. J’opte pour un « Journal de lecture » et je repasse en première page.

 

Avant de me lancer dans cette aventure périlleuse de la lecture d’un nouveau roman, je repense à l’auteur (nouveau aussi pour moi) qui a précisé qu’il s’agissait d’un livre de nouvelles et non d’un recueil de nouvelles. Différence incommensurable en ce qui me concerne puisque j’ai des difficultés avec les recueils de nouvelles. Sans que je sache pourquoi, j’évite avec acharnement de les ouvrir, exception faite pour Mérimée, Tchekhov ou Bounine. En fait, j’en connais la raison. J’aime les pavés. Sept cents, huit cents, neuf cents pages, ils ne peuvent jamais être trop gros pour moi. J’aime plonger dans un univers et y séjourner, ressentir le souffle de l’auteur. Ici, seulement deux cents pages réparties sur quatre récits : L’Empoisonneuse, Le Retour, Concerto à la mémoire d’un ange et Un amour à l’Élysée, suivis du Journal d’écriture déjà mentionné.

 

L’Empoisonneuse. « – Attention, voici l’empoisonneuse ! ». Jusqu’ici, cela va. Le titre et la première phrase passent, mais à la seconde phrase, j’ai un peu de mal : « Le groupe d’enfants se figea soudain, telle une main qui se referme ». Je fronce les sourcils sur l’accord de « telle ». Ce devrait être « tel » si on accorde avec le groupe ou « tels » si on le préfère avec les enfants, mais en aucun cas avec le nom qui suit. Toujours avec celui qui précède. D’autre part, la phrase, mise à part qu’elle est bancale du point de vue grammatical, me pose problème au niveau sémantique. Je fais un effort de réflexion ardue, ce qui dès la première page est dur, on en conviendra. Pourquoi un groupe d’enfants se figerait-il et surtout quel rapport entre un groupe d’enfants qui se fige et une main qui se referme. J’ouvre et je referme ma main devant mes yeux essayant de capter une image, mais je faux totalement à voir ce que l’auteur suggère. Pour le reste du paragraphe, je peux suivre. « Ils courent se réfugier au fond du lavoir, sous le banc de pierre, un coin frais, ombreux qui permettait de voir sans être vu ; là, histoire de s’effrayer davantage, les gamins suspendaient leur respiration ». Les lavoirs, les bancs de pierre ne me sont pas inconnus et j’en ai une claire vision. Que les gamins s’amusent un peu à se faire peur en s’abstenant de respirer, appartient au domaine des possibles. Nous avons tous vécu des situations similaires dans notre enfance.

 

Au second paragraphe, tout s’écroule à nouveau ! « Marie Maurestier traversa la rue. » Marie Maurestier !! Je fulmine. Quel nom ! Quelle allitération mal à propos ! Je suppose qu’ensuite nous aurons des Catherine Caurier, des Madeleine Maret et que sais-je ! Mais bon, on se calme ! À soixante-deux ans, on a bien le droit de s’appeler Marie. L’amoncellement d’adjectifs « lente, ridée, propre, raide, agacée » n’arrive, toutefois pas, à la faire apparaître. On se croirait chez Chateaubriand. Cela ne fonctionne pas, comme l’expriment les universitaires pour qui « ça marche » n’est pas assez illustratif. La bonne femme est « amidonnée dans un tailleur noir qui la sanglait au niveau de l’abdomen ». En premier lieu, l’expression « amidonnée dans un tailleur noir » doit-elle être prise comme une figure de style ? J’ai peine à le croire. Déjà, l’auteur, dans sa profusion d’attributs, a signalé « raide ». Amidonnée !! Bon, passons. Mais « sanglée au niveau de l’abdomen » et bien pourquoi pas au niveau des genoux ? Parce qu’il s’agit d’un tailleur !! Pourtant voilà ce qui aurait été original. Ça aurait eu de la gueule ! « Sanglée au niveau des genoux ». On aurait vu un tailleur à jupe longue dans lequel elle aurait eu quelques difficultés à se mouvoir. Du moins, je l’imagine en jupe, moi, Marie. Le pire reste encore à venir, car la pauvre affligée avance d’un « pas parcimonieux ». Encore une horrible allitération doublée d’une assonance et qui plus est, n’offre aucune accroche. Je fais quoi là, moi lecteur bâté avec ce « pas parcimonieux » ? Et puis, qu’elle redoute la chaleur ou bien que ce soit à cause d’articulations enflammées ne me fait ni chaud ni froid. Et pourtant, je persiste. Je me le dois et, je le dois aussi à l’auteur, qui de toute évidence, a fait de son mieux pour rendre cette première page… énigmatique. C’est le moins que l’on puisse conclure.

 

Suit l’histoire de l’empoisonneuse dont on ne saura jamais si elle a oui ou non empoisonné ses trois maris et son amant. Acquittée, après quelques mois de préventive, Marie Maurestier rejoint sa villa au village de Saint-Sorin (si, si) où si les habitants la craignent un peu, ils ne voudraient, malgré tout, pas la perdre pour tout l’or du monde : elle est leur célébrité. Un jour, un jeune abbé succède à l’ancien, décédé, dans la commune Marie s’éprend de ses formes juvéniles. Lui, tout à sa sacristie ne s’aperçoit de rien jusqu’au jour où elle n’en peut plus et se met en tête de le gagner pour elle. Ses maigres charmes s’avérant inopérants, elle se sert de ses crimes et, confessions sur confessions, réussit à intéresser par ses aveux de forfaits, véritables ou simulés, le jeune homme qui en perd le sommeil. Son but est atteint, elle le retient dans ses filets. Elle avoue même un assassinat supplémentaire dissimulé à la justice. Le pauvre, effaré de la responsabilité lui incombant, lui conjure de se livrer à la police. La bataille en son sein exsude l’âpreté, mais finalement le prêtre l’emporte et Marie est prête à rencontrer les juges humains. Ce n’est pas la perspective de l’expiation de son crime qui la guide, mais son amour pour l’abbé qu’elle pense aider ainsi à gravir les échelons le menant au Saint-Père. N’aura-t-il pas ramené au sein de l’Église une pécheresse. Lorsqu’elle apprend de la bouche de son aimé qu’il est appelé à Rome où on a remarqué ses travaux sur Sainte Rita, le monde de Marie s’écroule presque et une volte-face à cent quatre-vingts degrés en est le résultat. Puisqu’il ne sera plus là pour la visiter en prison, pourquoi irait-elle y pourrir. Non, merci, elle a déjà donné.

 

Dans cette nouvelle, Éric-Emmanuel Schmitt dépeint de façon crédible les sentiments qui animent la pécheresse amoureuse ; sa jalousie des ouailles, dont Vera Vernet (je sais !!). Très belles sont aussi les lignes consacrées à la description du jeune abbé et le lecteur comprend sans peine ce qui met les sens de l’infortunée Marie Maurestier en émoi.

 

Dans Le Retour, par contre, il est impossible de suivre les méandres du cheminement ni de la pensée ni des émotions de Greg au sujet de ses quatre filles. Au large, en mer, ce marin quatre fois père reçoit un message lui annonçant la mort de sa fille sans que soit précisé laquelle. Il s’interroge et se surprend à penser souhaiter que l’une plus que l’autre soit en vie ; que la mort de l’une serait moins grave que celle des autres. Il est horrifié de voir qu’il nourrit des sentiments différents pour chacune d’elles, mais surtout, qu’il ne les aime pas toutes aussi intensément. Une image de Sainte Rita glissée entre les feuilles d’une Bible lui rappelle ses filles et sa femme.

 

Le thème choisi est riche en possibilités, mais l’auteur piétine à la lisière. Sa peur de s’aventurer en sol peu ou prou connu handicape l’exploration. Les affres d’un parent apprenant la mort d’un de ses enfants sont occultées pour laisser la place à d’hypothétiques cogitations semi-philosophiques qui sont bien loin de coller au personnage, restant une ébauche mal équarrie. On a du mal à croire que pas un seul instant cet homme n’aurait pensé à sa femme et, qui plus est, totalement oublié qu’elle était enceinte d’un cinquième enfant à son départ en mer ; qu’il regrette honteusement de n’avoir procréé que des filles en un tel moment. L’auteur s’est risqué en terrain difficile qu’il lui a été impossible de maîtriser, ne possédant pas les outils adéquats ou craignant de les utiliser. Le lecteur ressort frustré des vingt-cinq pages du récit.

 

Concerto à la mémoire d’un ange, le récit dont le recueil titre son titre, s’attaque au vaste thème de la damnation et de la rédemption dans une tentative de chassé-croisé d’éclopés émotionnels. Un meurtre par cupidité et soif de victoire ; une vengeance animée des mêmes motifs. Il aurait fallu plus d’ampleur dans la vision, plus de phrasé, de coffre, pour rendre justice à ce propos aussi ancien que la nuit des temps. Ce n’est pas que l’on ne voit pas où l’auteur voulait en venir. Le lecteur comprend très bien la tentative. Mais, c’est là le hic : ça reste accroché au niveau du ballon d’essai dans une démarche étriquée, tiré par de grosses, trop grosses ficelles comme si l’auteur était réticent à se livrer, effarouché par l’entreprise mise en œuvre par ses soins.

 

Un pianiste et un violoniste. Chris, le pianiste est jaloux d’Axel, le violoniste. Axel est tout musique ; sans effort apparent, il tire de son instrument les sons les plus harmonieux, cela va de soi, mais des sons enchanteurs s’en exhalent, ce qui est moins courant. Même Chris, avide et envieux de ses dons d’archange est sous le charme. Selon lui, Axel joue « vrai » ce qui lui vient naturellement alors que lui n’y parvient « que par l’étude, la réflexion, l’imitation ». Jeune adolescent, Axel peut exprimer par son talent, la douleur des parents contenue dans ce concerto d’Alban Berg. Sa performance enjôle le public qui « applaudit à se briser les mains, ainsi que les membres de l’orchestre qui frappaient leur pupitre ». Cette phrase, pour aussi instable et bancale qu’elle soit – on imagine mal ce que l’on pourrait se briser d’autre que les mains en applaudissant – dessine assez bien l’image d’une foule de concert en liesse, même si la syntaxe peut laisser supposer un instant que le public brise non seulement ses mains, mais aussi les membres de l’orchestre.

 

Quant à Chris avec « une fauve fourrure de cheveux », il ne peut qu’admirer le jeune prodige. Le dernier jour du stage d’été, il sort de son lit « expulsé par l’impatience ». À vouloir trop faire de style, l’auteur tombe ici dans le ridicule, d’autant plus que surgit un moniteur « cramoisi, en gonflant ses veines à l’encolure ». Ultime épreuve pour les séminaristes : une sorte de chasse au trésor. On assimile qu’un auteur cherche des effets, mais qu’un homme gonfle ses veines à l’encolure, appuie un peu trop le portrait. La liberté de l’écrivain, pourra-t-on réfuter. D’accord, mais le respect du lecteur existe aussi. La papier est patient, le lecteur l’est moins.

 

Que se profilent plusieurs coquilles est malheureusement inhérent aux lois de l’édition. Toutefois, si juste après, je lis « Rebus » au lieu de « Rébus », je m’interroge. Quel est le sens véritable, et puis, ne devrais-je pas lire « Rebut » ? S’agit-il d’un accent aigu occulté ou d’une consonne subtilisée par inadvertance ? Quant à la hiérarchie supposée des musiciens dans un orchestre… passons. Pour couper court, Chris abandonnera son jeune ami, qu’il considère comme un rival à éliminer, dans une situation périlleuse. Celui-ci ne succombera pas, mais perdra à la suite de cet accident, ses capacités angéliques et deviendra un démon, alors que Chris ira en s’améliorant vers l’altruisme. Rédemption pour l’un, damnation pour l’autre avec une grande question existentielle en suspend : « Quand devenons-nous celui que nous devons être ? Dans notre jeunesse ou plus tard ? » Et l’auteur d’expliciter : « S’il y a des rédemptions, il y a aussi des damnations. Et elles sont toujours volontaires. Quand un accident introduit une cassure dans leur existence, les hommes réagissent diversement, Axel s’était enfermé dans le dégoût cynique de l’humanité, Chris ouvert à l’amour des autres ».

 

Le denier récit, Un amour à l’Élysée : une femme et un président (infidèle). Sa femme. Elle n’est rien d’autre que La Femme du président et en souffre. « Elle venait de rentrer chez elle pour fuir les rues, mais voilà que, sitôt entre ses murs, elle avait de nouveau envie de partir ». S’il existait une compétition pour la plus laide phrase de début de roman ou de récit, les incipits, celle-ci aurait bien des chances de remporter la palme. Les deux dernières de la première page ne sont pas beaucoup meilleures : « Dans ce décor censé être le sien, elle se trouvait constamment étrangère. Renonçant à allumer les lampes, elle s’assit sur son canapé comme si elle était en visite ». Eh oui, qu’allumer d’autre ? La télévision ? La radio ? La chaine stéréophonique ? Qu’importe puisqu’elle y renonce.

 

Pauvre femme de président. Pauvre Catherine. Elle en est réduite, désœuvrée, à tourner les pages de magazines où elle et son président de mari posent pour l’amour exemplaire. L’auteur ne lui fait aucun cadeau. Il l’affuble de « doigts aux ongles rouges, couleur gelée de groseille, une teinte exaspérée et nette de carrosserie automobile ». Bonjour l’élégance et la classe de la première dame de France ! Cependant, le lecteur est susceptible de voir surgir devant ses yeux, ces ongles, cette teinte, l’énervement pour ne pas dire, l’exaspération de Madame Morel (!!) qui se morigène « Dignité ! Tu t’entends, ma pauvre Catherine, tu t’exprimes comme une rombière convaincue de s’habiller “dignement”. Les crétins ont gagné la bataille : ils m’ont contaminé le cerveau. »

 

Eh bien, ce qui arrive à cette pauvre Catherine Morel, ne sera pas le lot de tout lecteur attentif. Lorsqu’elle annonce pour elle-même « – Personne ne me croirait si j’avouais que j’ai raté ma vie ». En effet, qui avalerait une couleuvre pareille ? Cela me met la puce à l’oreille. Ne suis-je pas en train de perdre mon temps avec ce livre où les cheveux sont « noirs brillant comme des plumes de corbeau » et le Roméo de Juliette est catalogué de « crétin ? Deux crétins sur deux pages, avec ce crétin de président qui va au théâtre voir « une pièce de Schmitt ». Pochade d’auteur espiègle ? Bien que l’humour soit parfois au rendez-vous avec la « bête politique capable de persuader un chauve de se laisser pousser les cheveux », des « yeux comme des cadrans d’horloge » font frémir. Et que penser de cette phrase défigurée par une impardonnable coquille : « Non seulement elle fit semblait (sic) de ne pas voir le détective, mais elle détourna plusieurs fois l’attention de ses gardes du corps afin qu’ils ne le remarquassent pas non plus ». Quel dommage ! Qui fait les relectures ? Dans une telle phrase, une coquille est monstrueuse. Pétard mouillé ! Le climax retombe avant d’avoir été. Pourtant, ce n’est pas faute que l’auteur ait essayé : « Le soir même, au gala donné à l’Élysée en l’honneur du président russe, après avoir enfilé une robe longue et traversé les corridors solennels, elle retrouva Henri, maussade comme s’il lui en voulait de ne pas l’avoir trompé. Là, secrètement enchantée, elle subit un millième dîner d’État, un dîner aussi compassé qu’un apprenti maître d’hôtel, un dîner sans une fleur froissée, sans une parole trop haute, un geste plus animé, une réflexion originale, un dîner de poupées en cire entre les hauts plafonds et les tapisseries monumentales. »

 

Tout lecteur normalement constitué est heureux, après la lecture de ce paragraphe, d’échapper à la corvée des dîners à l’Élysée. Éric-Emmanuel Schmitt aura au moins accompli cela. On se réjouit d’un jambon-beurre au square en compagnie d’un livre. D’autant plus que l’Élysée est loin d’être le paradis et un « amour exemplaire » pas vraiment une sinécure. Les protagonistes possèdent peu de savoir-vivre et n’ont aucune manière à table. De vrais gorets : « En silence, chacun s’absorba une minute dans une tâche essentielle, couvrir le pain beurré de confiture sans en mettre sur la table ou sur ses doigts ». Ces incapables de manger proprement peuplent la première demeure de France !

 

Un peu d’intertextualité ici et là rappelle étrangement le quotidien glané dans les médias : « À une heure du matin, dans Paris désert, la limousine conduite par Martin abordait le pont de l’Alma par les souterrains en longeant les berges, lorsqu’une voiture blanche aux feux aveuglants surgit derrière. Inquiétante, irrationnelle, elle roulait si près qu’elle les poussa à accélérer. Soudain, un autre véhicule engagé dans le mauvais sens déboula en zigzaguant, forçant Martin, le chauffeur, à braquer. En une seconde, la limousine présidentielle s’écrasa contre une colonne. Dans le crac sonore et le pliage des tôles, Martin cria de douleur, Catherine assise à l’arrière sentait son genou se déchirer. Les secours arrivèrent vite, pompiers, ambulances, et l’on désincarcéra les passagers. Brisés, mais conscients. . On remarquera le prénom original du chauffeur et l’onomatopée illustrative du froissement des tôles. Éric-Emmanuel Schmitt ose.

 

Catherine ayant échappé à l’accident de voiture, prisonnière de son destin, se découvre un cancer ce qui lui fait remarquer : « Le cancer est parfois la forme que prennent les secrets qui pèsent trop lourd. » Internée à la Maison de Rita, elle y décède peu après. Soif d’absolu, désir d’éternité ? Sera publié un livre posthume de sa main, hommage à son mari qui deviendra exemplaire dans le souvenir de son amour retrouvé pour sa femme défunte.

 

Dans son « Journal d’écriture », l’auteur mentionne qu’il « ne constitue pas un bouquet en rassemblant des fleurs éparses [mais] recherche les fleurs en fonction du bouquet ». En est-il jamais autrefois ? La métaphore est claire et le lecteur comprend aisément que le thème donne lieu au livre. Dans celui-ci, la damnation et la rédemption de toute évidence et la sempiternelle question : « Sommes-nous libres ? » à laquelle la réponse reste ouverte. Comme l’écrit Éric-Emmanuel Schmitt, « Théorie contre théorie. Résultat : seul le problème demeure. » Un fragment m’intrigue au plus haut point : « Blâme-t-on une pierre de tomber ? La punit-on ? Non ? » Pourquoi comparer l’homme à une pierre ? Si on ne blâme pas une pierre on peut très bien blâmer l’homme ! Non ? Quant à lire que l’homme vit avec plus de questions que de réponses… La phrase est presque indigne de l’auteur, mais surtout du lecteur considéré comme inapte à comprendre des concepts plus précis. Quelle est cette philosophie dont se réclame l’auteur et pourquoi imagine-t-il un lecteur borné dans des concepts limités, à qui il est nécessaire d’expliquer les plus simples idées ?

 

Avec Concerto à la mémoire d’un ange, Éric-Emmanuel Schmitt donne dans la facilité, la complaisance de l’auteur qui se sait sûr de vendre quoiqu’il écrive. Sa réputation est assurée. Mais moi, lectrice, j’attends plus d’un écrivain que d’être trimballée sur un chemin pierreux hérissé des silex douloureux de l’à-peu-près où je bute sur les difficultés non résolues auxquelles l’auteur s’est confronté. C’est le travail de l’auteur de me promener dans un univers d’où je ressors grandie. Qu’il m’emmène au bord d’un torrent ou sur les berges d’un ample fleuve de plaine, au-dessus d’un petit ru de campagne ou d’une rivière à sa rencontre avec l’océan, je veux voir la limpidité, la fluidité des mots qui coulent sans heurter ma lecture et non être irritée par les éclaboussures boueuses d’un cours ne sachant s’il doit se diriger en amont ou vers l’aval. Si je veux faire du tape-cul, j’irai dans un jardin d’enfants ; si je veux faire des pâtés, je m’assiérais dans un bac à sable. Mais si j’ouvre un livre, roman ou recueil, ou livre de nouvelles ou de récits, je désire entrer en littérature, jouir du plaisir de lire, être transportée par l’auteur. On pourra argumenter que cela n’est pas toujours facile pour un écrivain. Je le concède. On pourra ajouter que je le saurais si j’écrivais. Mais, justement ! Je n’écris pas. Je lis. C’est ma seule prétention. Néanmoins, je lis attentivement et mon verdict de lecteur est sans appel.

 

Murielle Lucie Clément

 

Éric-Emmanuel Schmitt, Concerto à la mémoire d’un ange, Albin Michel, 2010

 

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1 commentaire

Merci. Voici enfin une critique constructive, une lecture en profondeur, une approche qui va à l'encontre du discours officiel, de cette tendance à croire que ce qui se vent le mieux est forcément le meilleur...