Ennuyeuse redécouverte d’une évidence : “Projet Solitude” de Mark Kharitonov

Mark Kharitonov (né en 1937) fait partie des nombreux écrivains qui exploitent, comme Philip Roth, la figure récurrente d’un double. Celui du romancier russe s’appelle Zimine, et dans Projet Solitude, il le croise au début et à la fin du livre ; malgré des affinités manifestes, ils n’arrivent pas à se lier. Le lecteur suppose que ce choix narratif a été conçu comme l’emblème du thème de la solitude qui parcourt le roman ; hélas, le procédé tombe à plat, et son aspect artificiel ne fait qu’aggraver le ratage du reste du livre.

 

L’histoire de Zimine, écrivain peinant à achever une œuvre qui lui tient à cœur, aurait peut-être pu retenir notre intérêt si elle n’était pas narrée de façon laborieuse, et tissée d’épisodes anecdotiques dont la substance illustre, toujours laborieusement, l’idée que les humains modernes souffrent de solitude quand ils ne s’y complaisent pas. Avec une grande naïveté intellectuelle, l’auteur semble tenir ce lieu commun pour une révélation, et s’émerveille du fait que Kafka ait plus ou moins fait la même découverte en son temps. Les longues pages où il nous résume les histoires d’amour manquées de son grand prédécesseur, sans cesser de s’étonner du mécanisme psychique (pourtant limpide) qu’il y décèle, sont d’une indigence telle qu’on se pince pour y croire. Les autres passages « philosophiques » ou « psychologiques » du livre étant du même niveau, l’on en vient à soupçonner l’auteur d’avoir réduit au possible son sens autocritique, avec la visée de faire le maximum de remplissage.

 

Et ce n’est pas l’intrigue proprement dite qui pourrait dissiper cette impression désagréable, car d’intrigue, il n’y en a guère : quand il ne réfléchit pas, enfermé chez lui, Zimine fait des rencontres de hasard qui ne mènent à rien (sauf à l’idée que le monde est plein de solitaires), boit ou converse avec l’ancienne épouse d’un ami d’autrefois, l’Allemande Sabine qui est revenue en Russie pour essayer de mettre en place un vaste projet (Solitude) consistant à faire se rencontrer des célibataires sous couvert d’anonymat, dans des cafés et, éventuellement, sous masque, dans une émission télévisée. Quoiqu’il ne trouve pas ce projet passionnant, Zimine n’en semble pas moins fasciné, comme par Sabine d’ailleurs, dont il finit par devenir l’amant, avant de s’enfoncer dans une sorte de crise de délire – pas plus captivante pour le lecteur que les situations banales parcourues jusque-là.

 

L’un des défauts majeurs du roman tient, en fait, à l’inconsistance des protagonistes : ni Zimine ni Sabine (sans même parler de l’auteur apparaissant fugacement) ne sont représentés d’une manière qui nous permette de les percevoir comme des êtres vivants. Les renseignements censés les rendre attachants sont si sommaires et tellement mal amenés qu’ils laissent indifférent : Zimine a pour toute biographie d’avoir été abandonné par sa femme qui est allée vivre en Amérique avec leur fils ; Sabine, d’avoir vécu de vagues déceptions amoureuses, et d’éprouver du remords au souvenir de sa mère placée en maison de retraite. Quant à leurs échanges et à leur comportement présentés en récit scénique, ils ne révèlent rien sauf la difficulté de communiquer, aggravée par le parler défectueux de l’Allemande et – de manière moins prévisible – par les défauts beaucoup trop prononcés de la traduction.

 

En effet, la version française du texte présente tant de maladresses et de passages confus qu’on se demande si c’est Kharitonov ou son traducteur qui rendent la lecture de ce roman si difficile. Si le charabia de l’Allemande tombe sous le sens, que penser de la réflexion suivante, faite par le narrateur ? « Dans une poésie, on ne construit pas d’édifices explicatifs pour un vers, sinon soit le sens, soit la musique disparaît. On peut seulement imaginer une danse accompagnée de quelque chose d’obsédant comme de la musique. Tel l’espoir d’exprimer non pas une pensée sur, mais une pensée par. Peut-être par ce qui finalement apparaîtra comme étant la vie. Il n’y en a pas tant, mais quand même. » (p. 94) Et comment adhérer à l’état d’esprit décrit ainsi : « Maintenant, je dois ressentir quelque chose, pensa Zimine qui s’écoutait toujours. Les pensées semblaient fondre sous la chaleur. Le mot « ponte » arrivait en rampant, venant d’on ne sait où, se mêlait aux autres, ne voulait pas déguerpir… Quelque chose m’arrive qui n’est pas normal, pensa-t-il. Il faut quand même d’urgence sérier ses idées. Comprendre au moins ce que tu veux… » (p. 183) ? Ce ne sont là que deux exemples du niveau de la traduction, si bien qu’au bout du compte, ce qu’on comprend le plus clairement, c’est qu’on n’a aucune envie de lire un autre livre de Mark Kharitonov traduit par Régis Gayraud.

 

André Donte

 

Mark Kharitonov, Projet Solitude, traduit du russe par Régis Gayraud, éd. Fayard, mai 2010, 241 pages, 18,50 euros    

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