Anne Serre : "Quand donc ton sombre cul si velouté..."

«  Quand donc ton sombre cul si velouté me sourira-t-il encore ? » Pour écrire une telle phrase, il faut assurément être un écrivain – ici, une écrivaine – et en tout cas, quelqu'un à qui son style fait rarement défaut.

C'est le cas d'Anne Serre. Déjà auteur du remarqué Les Gouvernantes (Champ Vallon, il y a vingt ans), ou plus récemment de Le Cheval blanc d'Uffington (Mercure de France, il y a dix ans) dont autrefois nous avons dit du bien, sans mentionner même Un Chapeau léopard, dont le titre est à lui seul un ravissement... Anne Serre a eu l'audace de peindre une existence imaginaire dans une famille perverse.


La perversité, quelle respiration ! Quel air de liberté ! Ainsi, nous voici plongés dans une famille, supposée être celle de la narratrice, où comme disait le divin marquis, on fout les enfants à tour de bras ; d'ailleurs, notre auteur cite « gamahucher », page 9, en l'attribuant fort justement à Sade, ce qui séduit la lectrice avertie qui, comme chacun sait, en vaut deux.

La narratrice perd ses parents très tôt, erre, musarde. Elle trouve un Serge, visite la maison d'autrefois où ses parents la foutaient, nous explique au passage le sens du titre de son livre (Chut ! C'est un secret bien... disons, « grimmé » !), se rend à Pallanza.


L'impression de liberté est si forte en lisant ses pages que chez moi, en dépit du froid et d'une pluie automnale, j'ouvris la fenêtre.

Faut-il en dire davantage ? Citons plutôt :


« Villa d'Este, elle montait l'escalier en pierre, je montais derrière elle, j'étais triste de l'avoir transportée dans ce jardin, d'y avoir passé plus de trois heures sans rien trouver en elle ni en moi, quand soudain, à son manteau blanc se substitua une robe blanche, à sa chevelure une autre chevelure, et je fus transportée d'un coup dans le vestibule glacé, sur la table noire et miroitante, et ce que je sentis alors, à ma plus grande surprise, fut un désespoir si violent qu'on aurait dit un séisme en mon cœur, comme si ses deux parties étaient soudain séparées, déchirées, arrachées l'une à l'autre, comme si c'était cela qui s'était passé rue Alban-Berg sans que je le susse jamais, comme si cette table au lieu d'avoir été celle de la joie et de l'excitation maniaque de mes émotions avait été celle d'un sacrifice, comme si l'on m'y avait amputée, torturée, démembrée, alors que moi, en ce temps-là, je songeais. »


Ensuite, les dernières pages seront d'une beauté que l'on n'avait pas lue depuis longtemps dans la littérature française.

Il s'agit désormais pour nos lectrices de lire 60 pages qui, pour une fois, en valent bien trois cents.


Ce n'est pas une nouvelle, mais un bref roman, et nous avons entre les mains un délicieux petit chef-d'œuvre d'humour, tel un fruit gorgé d'ironie douce, de langueur veloutée qui nous met en joie.


Bertrand du Chambon


Anne Serre, Petite table, sois mise !, Éditions Verdier, août 2012, 58 pages, 6.80 €

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1 commentaire

Tres belle lecture d'un tres bel ouvrage !