Régis Jauffret, Claustria : Huis clos

En Autriche, Natascha Kampusch, la petite fille de dix ans kidnappée et séquestrée par son ravisseur, s'enfuit en 2006. Elle a dix- huit ans et prouve au monde entier qui la croyait morte depuis longtemps qu'elle est encore en vie.  En France, à Meaux et Coulommes en Seine-et-Marne, Lydia Gouardo, est séquestrée et violée pendant plus de vingt-huit ans, et donne naissance à six enfants à la suite de ces relations forcées. Ce n'est qu'au décès de son bourreau, en 1999, qu'elle est enfin libérée. Jaycee Lee Dugard, californienne fut enlevée à l'âge de onze ans et séquestrée par un couple, violée et mis au monde deux filles qu'elle a eu de son ravisseur. 


En Autriche encore, l'affaire Fritzl défraye la chronique en 2008. Elisabeth Fritzl a dix-huit ans lorsque son père la drogue à son insu et la séquestre dans un abri antiatomique sous leur maison. Pendant vingt-quatre ans, il la viole, la bat, la prive de nourriture, d'eau d'électricité dans ce réduit sans fenêtre. Sept enfants naissent de ces rapports incestueux. Ce genre de fait divers, malheureusement, suscite des questions dont a envie de les poser. Dans Claustria, Régis Jauffret répond à certaines d'elles.


Une histoire complexe où l'on aurait peut-être, là encore, voulu voir du noir et blanc. Fritz le salaud complet, et Elisabeth – rebaptisée Angelika dans le roman –, la petite fille pure et abusée. La mise en scène de Jauffret est beaucoup plus complexe et se rapproche parfois du syndrome de Stockholm. Pour être certaine de ne pas être privée de ravitaillement, Angelika deviendrait volontairement la femme de son père, se faisant aguichante et lui offrant les plaisirs sexuels dont il raffole. Il s'agit tout de même d'une captivité de vingt-quatre ans imposée par un père à sa fille et aux enfants nés de cet inceste. La vie dans la cave est d'une telle horreur que le narrateur qui va la visiter plusieurs années après la libération de la famille, se trouve mal et s'évanouit presque dès qu'il en passe le seuil. Une des scènes fortes du livre, peut-être la plus forte, celle qui sonne le mieux aussi. Qu'est-ce qui pousse un auteur à cette plongée dans les ténèbres de l'incompréhensible horreur. Et qu'est-ce qui pousse le lecteur vers ce roman. Les questions, justement. Comment un être humain peut-il faire autant de mal à un autre et penser qu'il est une sorte de héros, que sa conduite est exemplaire? Et comment personne dans l'entourage de la famille, et aucun membre de la famille, ne se serait rendu compte de rien! Voilà la première grande question. La cave n'était nullement insonorisée comme l'ont écrit la plupart des médias.


"Chaque jour la probabilité que personne ne se rende compte de rien était faible, il aurait fallu l'élever à la puissance huit mille cinq cent seize, le nombre de jours qu'avait passés Angelika dans la cave. Une probabilité alors aussi dérisoire que celle de voir un litre d'eau devenir bloc de glace après un séjour dans un four chauffé à blanc. Un miracle inventé par un mathématicien pour donner une idée de l'absurde."


Le fait divers en lui-même attire le lecteur, mais cela serait insuffisant pour le garder scotché à la lecture, tournant page après page. Le suspens le tient en haleine et, pourtant, il connaît la fin de l'histoire. La composition l'empêche d'appréhender la suite à l'avance. Là, est, tout de même, le tour de force de Jauffret. Pas de récit linéaire. Des va-et-vient entre les différents points de vue. Celui du narrateur, alter ego de l'auteur accompagné dans ses démarches de recherche par Nina, narrateur omniscient, cela va sans dire: l'histoire est une reconstitution. Focalisation passant tour à tour par Fritzl, Elisabeth, les enfants et Anneliese, la mère, la femme soumise, terrorisée qui préfère ne rien entendre, ne rien savoir et, surtout éviter les coups qu'une trop grande connaissance de la vérité lui vaudrait immanquablement. Fritzl a la main et le pied lestes. Il frappe sans discernement l'un et l'autre que ce soit un membre du "peuple du haut" ou l'un du "peuple du bas", ses deux familles sur lesquelles il règne en véritable tyran. Josef Fritzl, le seul dont le nom n'a pas été changé par l'auteur avec celui de la ville, Amstetten.


Le plan de Fritzl a longuement mûri dans sa tête. Pendant deux ans, il a aménager cet abri atomique après en avoir dessiné les plans et les avoir soumis au ministère pour réduction d'impôts! On croit rêver, mais c'est un cauchemar. Ainsi, de cette manière, il aurait sa fille à son entière disposition.


"Il s'accouplerait au papillon qui pourrait toujours essayer de battre l'air rare de ses ailes piquées au sol. Pas un papillon, sa mère retrouvée qu'il pourrait sauter comme une putain volée au bordel. Ce rêve s'échappait parfois de sa boîte, voletait dans sa tête, tombait comme une masse, puis tournoyait à nouveau sous le crâne comme une noyée dans un tourbillon d'eau grise."


Le lecteur comprend, tout comme l'auteur l'a aussi très bien compris, que la mère ne peut pas être complètement innocente. Comme le jour où Elisabeth a été emprisonnée dans la cave pour ne plus jamais ressortir.


"Un épisode escamoté. Par orgueil, Fritzl avait préféré dire qu'il avait agi seul. Angelika leur avait parlé du verre saturé de Valium, de la porte qui dégageait l'odeur de la peinture fraîche. Le reste n'était que brume. Anneliese avait dans sa mémoire chaque instant de cette matinée jusqu'à la descente au tombeau. Un souvenir frappé du sceau de l'interdit, un souvenir plombé, opaque, même si sa conscience l'avait croisé elle n'aurait vu que sa coque, et elle devenait de plus en plus dure au fur et à mesure que les années passaient. Même un douloureux interrogatoire n'en serait pas venu à bout."


Pour tenir les enfants tranquilles en bas et les empêcher de faire trop de bruit, ce qui éveille la méfiance des voisins, Fritzl ordonne à Elisabeth de leur donner du Théralène, sirop qui plonge dans le sommeil si la dose thérapeutique est dépassée. Un médicament dont elle usera fréquemment pour elle-même afin de soulager des maux divers et les états dépressifs où le désespoir la plonge sans pitié.


"Angelika en buvait souvent quand elle n'en pouvait plus. Comme on prend une cuite. Un état de mollesse, d'euphorie, de lutte béate contre l'endormissement qui finissait par arriver comme un bouquet final. Réveils pâteux, mal aux cheveux, nausée, une gueule de bois tenace et les cachets d'aspirine avalés en avalanche.

Pas de civilisation sans drogue. Parfois la vie devient trop noire, l'avenir ne semble pas plus lumineux qu'une tombe et l'angoisse devient barbarie. Le peuple de la cave buvait ce sirop comme d'autres le vin de palme, l'alcool de bois, la vodka frelatée qui moissonne des générations d'enfants des rues sombres de villes de l'est de l'Europe. Angelika en aurait bien injecté dans ses veines, mais dans la cave il n'y avait pas de seringue."


Jauffret montre ce qu'a pu être la vie dans l'abri. Les pleurs, les cris, les viols, les torgnoles, les blessures et deux ou trois moments de joie. Une vie sans repères, les jours qui s'enfilent à la suite de nuits pareillement égaux, pareillement invraisemblables, indiscernables les uns des autres.


"Leurs horloges biologiques à jamais détraquées. Après leur libération, les habitants de la cave devraient leur vie durant s'abrutir d'hypnotiques. Sans béquille, ils pouvaient demeurer éveillés trente heures, faire des nuits courtes comme des siestes ou longues comme des week-ends. Couchés à l'aube, à midi, à l'heure du goûter. Levés en pleine nuit, au crépuscule, au petit bonheur."


Peut-être est-ce cela le plus incompréhensible: comment mener une vie sans repères, sans savoir s'il fait jour ou si c'est la nuit, si c'est Noël ou le Quatorze juillet ? Si l'on dîne ou s'il s'agit du petit déjeuner ? Ne jamais voir la lumière du jour… Ne jamais savoir si l'on recevra de la nourriture ou non…  Vivre dans la peur… Vivre dans la promiscuité de ses déchets, de ses excréments.


"Une odeur assez persistante pour qu'on ait pu la transporter onze mois après l'ouverture de la cave jusqu'au tribunal de Sankt Pölten

– Nous allons faire passer parmi vous une boîte qui servait dans la cave à ranger des crayons. Je vous demanderai de l'ouvrir et de respirer son odeur.

Les jurés qui piquent du nez dedans. Certains deviennent pâles, un jeune homme à lunettes prend ses jambes à son cou pour aller vomir en coulisse. Une odeur inconnue, venue d'une planète close."


Comment Angelika a-t-elle pu occuper ses journées dans cette cave? Comment a-t-elle pu survivre, elle qui n'avait commis aucun crime? Des questions, des questions… Cette cave dont l'odeur incommode ceux qui la respirent à tant de distance – géographique et temporelle. Vingt-quatre ans… Plus de cinq cents pages… Une grande symphonie avec de temps en temps un petit bémol – pas de gros couac – mais avec tout de même une légère fausse note audible ici et là: "En définitive elle n'était pas mécontente de ce manque d'ouvertures, toutes ces portes qui claquent, ces volets qui battent au gré du vent, cette lumière qui va et s'en va au bon vouloir du jour, de la nuit, de la pluie et du beau temps." Comment Jauffret a-t-il pu écrire cela?


Peut-être, après tout, le mythe de Platon, celui de la cave, justement, auquel il fait si volontiers référence, n'est-ce que ce livre que l'on vient de refermer. Les mots lus n'auront été que la réflection de la vérité sur les pages éclairée par le grand feu de l'imagination de l'auteur.


"Leur histoire devenue bientôt un conte de sorcière, un mythe dont on doutera des origines. Angelika et les ombres sur l'écran de la caverne dont Socrate ne dira jamais rien. Les phrases inhabitées des médias, des causeurs, des fabricants de romans. La cohorte des apprentis Platon, des jongleurs, bateleurs de la syntaxe, la poudre aux yeux du style."


 Murielle Lucie Clément


Régis Jauffret, Claustria, Seuil, janvier 2012, 535 pages, 21,90 €


l'édition de poche est annoncée pour janvier 2013 

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