Les écrivains sont-ils des imposteurs ?

La question méritait d’être posée ! Encore faudrait-il, me direz-vous, que nous nous entendions sur les mots. Vous avez dit « écrivains » ? Ah oui, je vois ce que vous voulez dire ou à peu près : ne serait-ce pas ce titre que certains s’octroient et qu’on peut lire à côté de leur nom, quand ils parviennent à montrer leur bobine à la télévision ? Ceux-là estiment qu’à partir du moment où ils écrivent, ils sont écrivains. La chèvre ne se croit pas pharmacienne pour faire des crottes en formes de pilules. À partir du moment où elle raconte son quotidien navrant, n’importe quelle dame pipi devient un écrivain ou, pour satisfaire les féministes, une « écrivaine ».

 

Nous devons cette révolution aux théoriciens américains de la littérature qui décidèrent ex cathedra que le nivellement était la loi et que Melville et l’enregistrement des états d’âme d’un routier, c’est du pareil au même. Même intention = même niveau ! Ce que je dis vaut autant que la manière de le dire. Degré zéro. Résultat, nous allons bientôt manquer de papier. Tout le monde n’a-t-il pas quelque chose à dire ? Hélas. Alfred Capus estimait, non sans ironie, que « si l’on appelle écrivain un homme qui écrit, on appelle aujourd’hui écrivain un homme qui a l’intention d’écrire ». Ou qui commet avec une stupéfiante régularité quelques extensions de son ego au nom du droit que chacun a de s’exprimer et donc de dire des conneries. De là, à les labelliser ! Au nom du principe d’égalité ! Comme si nous étions, en la matière, tous égaux… Que nenni. Cela ne s’improvise pas, braves gens, cela répond à une nécessité intérieure, à une instance qui ne vous laisse aucun répit, à une volonté qui n’est pas celle de s’étaler, mais d’écrire, avec tel mot, telle tournure, ce qui s’agite au-dedans, dans « l’abîme du noyau » disait Goethe. Esprit du temps, j’ai appris dernièrement, non sans étonnement, pour ne pas dire sans stupeur, que Sylvie Testud et Lambert Wilson étaient des « écrivains » pour avoir publié, sans chichis mais avec force promotion, sans avoir à faire des phrases, des romans. Un peu comme Ceaucescu se croyait un grand architecte, Mao un poète, Richelieu un théologien. Un peu comme si Sarkozy écrivait des symphonies ou Moubarak un précis de chimie organique. Ce n’est plus une mode, c’est une épidémie : tout le monde écrit, le moindre entraîneur sportif, chef de cuisine, chanteur en manque de public ou au public un peu trop demandeur, éleveur de moutons bio, brocanteur, femme de ménage, politicien avec ou sans programme…

 

Tous ces gens ne sont, comme l’écrivait La Bruyère, que de « méchants écrivains », rien de plus que des bavards qui s’écoutent sans rien deviner des tourments ou des délices qu’écrire suppose. Si les écrivains savent, eux seuls, « mettre la langue en liberté », comme disait le père Hugo, les autres la mettent soit en conserve, soit espèrent finir par parler un jour correctement leur langue maternelle. Disons qu’il existe dans la catégorie « artistes » un sous-groupe étiqueté « écrivains », au plutôt plumitifs, scribouilleurs, écriveurs, folliculaires dont le propre est de se répandre avec force incontinence dans l’espoir qu’on célèbre un peu plus leur remarquable personne.

 

Auteurs ou écrivain ?

 

Posons que, malgré cette collusion entre un métier, une vocation et une occupation, nous trouvions de « vrais écrivains », ils feraient mieux, la plupart du temps, de se présenter comme « romanciers », « nouvellistes », « essayistes » ou « poètes » (ces derniers étant les plus mal vus pour être les moins lus – des « maudits », décidément). « Vous pouvez devenir écrivain. Mais il faut être auteur », nuançait Ernst Jünger, ce qui ne recouvre pas vraiment les mêmes prétentions, non seulement à être lu, aimé, reconnu, mais compris, si tant est qu’on puisse l’être (ce dont doutait Baudelaire, par exemple), ou réputé pour son sens du style, de la phrase, de ce je-ne-sais-quoi qui fait qu’on vous reconnaît sans jamais vous confondre.

 

Un petit nombre d’écrivains parfois talentueux, parfois même géniaux, tentent, avec plus ou moins de bonheur, de faire comprendre à la masse ignoble sensée les apprécier qu’ils sont même un peu plus que cela. Des auteurs. Énergumènes à la fois semblables au commun des mortels et comme venus d’une autre planète, espèces en voie de disparition, comme le sont les éléphants ou les papillons. Ils ne forment pas légion, jamais, et savent que leur métier consiste « à nous faire oublier qu’il[s] emploie[nt] des mots » (Bergson), tour de force que n’aurait certes pas démenti Chateaubriand pour qui l’écrivain n’est pas celui qui n’imite personne, mais d’abord celui que personne ne peut imiter. À l’aune de ce jugement, il devient grand dans la mesure même où il finit par s’abstenir d’écrire, ce que suppose Mallarmé qui n’hésite pas à affirmer qu’il se « remarque au nombre de pages qu’il ne publie pas », non par pudeur, non sous l’effet de remords ou de scrupules, mais parce que certains alcools ne se boivent que purs. Tout ce qui le dilue l’affaiblit, l’affadit. Oui, une fois pour toutes, « écrire c’est ébranler le sens du monde, y déposer une interrogation indirecte, à laquelle l’écrivain, par un dernier suspens, s’abstient de répondre. La réponse, c’est chacun de nous qui la donne, y apportant son histoire, son langage, sa liberté » – Roland Barthes ne s’est pas fourvoyé sur ce coup-là. Cela suppose, comme une tautologie, un lecteur. Idiot non ? On l’aurait presque oublié. Tant certains écrivent pour n’être lus que par eux ou découvrir ce qu’ils ont « écrit » quand leur livre forme une pile à l’entrée du supermarché. Ô nègres délicats, travailleurs de l’ombre, qui suent pour que d’autres se pavanent. Employer ce mot qui recouvre autant de labeur et d’abnégation devrait même éveiller chez les noirs le désir de redevenir des « nègres », tant cet apostolat est honorable pour qualifier le courage de ceux qui n’en ont pas, la manière de ceux qui en manquent. N’est pas « nègre » qui veut. Et pourtant, tout le malheur des « grands écrivains » vient de ce qu’il y a des lecteurs, autant de pseudo-lecteurs. Je devrais plutôt dire autant de « consommateurs », de « clients », car oublier que l’écrivain est aujourd’hui débiteur d’un marché serait faire l’impasse sur le nœud du problème.

 

Dictature marchande

 

De fil en aiguille, pour génial qu’il soit, l’auteur incomparable, non imitable, peu imité, bien que souvent copié, pillé, pompé, répond parfois à la dictature de la demande marchande. Certains y ont laissé leur renommée et pas seulement les plumes de leur bicorne d’académicien. D’autres, authentiques « résistants », ont toujours refusé de céder aux sirènes du « grand public », du roman de gare, de la confession obscène, du déballage ou de la délation. Citons, pêle-mêle, James Joyce qui, même s’il en avait eu le temps, n’aurait pas sombré dans le flonflon ou le bazar égotiste, Mauriac (François, cela va de soi), Samuel Beckett (qu’on n’imagine pas écrire le grand « roman de l’été »), Jean Giono, Montherlant, Julien Green, Yourcenar, Céline, Pound et tant d’autres. Tous n’ont pas cette grandeur d’âme, le courage d’envoyer paître leur généreux éditeur. Je ne peux m’empêcher de penser que Sartre avait mieux à faire qu’écrire des articles politiques douteux à la gloire de régimes autoritaires, que Duras aurait mieux fait de lisser les moustaches d’Andréa plutôt que de partir en croisade pour la mère du petit Grégory, qu’Aragon aurait mieux fait de trouver le courage d’avouer ses penchants homosexuels plutôt que d’écrire des odes à la gloire de Staline, de fermer les yeux sur une horreur supposée exagérée… L’épine, ce n’est pas de prendre position, c’est de mélanger les genres, de profiter de sa célébrité pour estimer que sa parole, son engagement ont nécessairement plus de poids, de valeur, de jouer les prophètes, les poseurs. Il faut être Hugo pour être crédible.



Certains objecteront, à raison, que cette pente ne date pas d’hier. Il suffit d’évoquer Rabelais qui, pour financer le Tiers Livre, publia La grande et vraye pronostication de 1544, sous le pseudonyme de Séraphino Calbarsy, un almanach alors fort en vogue, mélange de prédictions astrologiques et de dates de foire où l’auteur reste lui-même en affirmant non sans humour : « De rien toutesfois je ne fais assurance. » L’essentiel est de pouvoir se donner les moyens de continuer l’œuvre et non, comme aujourd’hui, de produire pour produire. Sand n’avait pas moins besoin d’argent et, se faisant payer à la ligne, inondait le marché de volumineux romans dont tous ne sont certes pas des chefs-d’œuvre, n'en déplaise aux inconditionnels, et, dans le même mouvement, Dumas abusait des nègres pour s’assurer de confortables revenus. Mais c’était Dumas. La concurrence oblige à occuper la place, faute d’être toujours sur le devant de la scène, et la logique est toujours opérante qui facilite l’envahissement au détriment que la qualité. Le fait est que nombre d’œuvres ne sont publiées (commandées ou pas) que pour attester que l’auteur est bien vivant et surtout qu’il possède encore un pouvoir… sur ses lecteurs qui sont aussi des électeurs, des notables. La défaite de Lamartine à l’élection de la présidence de la République le condamna en quelque sorte à publier L’histoire des Girondins et une Vie des grands hommes pour démontrer qu’il était encore un nom et pas seulement un déçu, un honorable perdant. Imposture ? Non, rien que repli pour cause de vieillissement, derniers soubresauts de la caducité. Les ambitions politiques de Barrès lui firent écrire quantité d’ouvrages patriotiques à la limite du délirant. Rien ne semble plus illisible que ce genre de logorrhée dont BHL a fait son fonds de commerce. Et pour justifié que pouvait être alors l’esprit de la revanche comme peut paraître aujourd’hui légitime l’art de pétitionner par plaisir ou de s’indigner par habitude, l’auteur du Culte du moi aurait très bien pu faire l’impasse sur Au service de l’Allemagne et Les amitiés françaises, pour ne citer que deux exemples. Ce n’est pas ce Barrès-là qui retient ma lecture, pas plus que le Tolstoï qui « philosophise » ou théologise à excès, saturant les dernières années de sa vie de livres d’une inutilité souveraine. Et quand bien même voulait-il instituer avec force arguments une autre manière de penser le monde qu’il en était encore à rêver, presque à son insu, d’un pouvoir dont il serait le protagoniste, la source, l’inspirateur.

 

Têtes de gondole

 

Le pouvoir. Mot terrible. Celui que l’auteur exerce ne l’est donc pas moins. Comme l’est ce pouvoir qu’on exerce sur lui en lui promettant de juteux à-valoir. W.H. Auden établit même une relation entre deux suppôts du pouvoir : « Le Dictateur qui dit “Mon Peuple” : l’Écrivain qui dit “Mon Public”. » C’est dire le degré de filiation qui unit l’oppresseur et les opprimés ; le peuple n’appartient pas plus au dictateur que le public n’appartient, de quelque manière que ce soit, à l’écrivain. Mais la dialectique du Maître abusif et de l’esclave complaisant entraîne la littérature sur le chemin de la compromission par opportunisme et sentiment d’appartenir à la sphère sociale par l’implication politique. Les potentats oublient qu’ils sont des serviteurs et l’auteur n’est rien qu’une espèce de domestique hors-norme qui aime à servir son lecteur en lui faisant croire qu’il a plus d’esprit qu’il le croit, plus de recul qu’il en est capable, plus de profondeur qu’il ose l’espérer. Il est le révélateur et non ce suiveur aux ordres ou qui donne des ordres. La bêtise du lecteur n’est pas guérissable par le plus génial des auteurs, Flaubert confirmerait. Écrire comme Kafka : pour ne pas mourir, non pas comme ces purs produits de marketing que sont les Foenkinos, les Marc Levy, les Angot et consorts pour s’enrichir et en imposer. Écrivain ? Tête de gondole. Écrire n’est pas vouloir encombrer les étagères ; Nourissier fait partie de ces prolixes, de ces intempestifs chroniques dont il ne restera (et encore) qu’un livre, À défaut de génie (2000), étonnante introspection d’une vérité cinglante quand on sait que cet amateur de chiens et de voitures de luxe passait le plus clair de son temps en coups fourrés, manœuvres, anathèmes, rédaction de papiers pontifiants, pour masquer le fait qu’il était un second couteau. Il régnait sur le Goncourt comme Lénine sur les Soviets, à jamais protégé par ses tirages, son statut de critique officiel, sa barbe respectable cachant à peine sa rosette. Si le succès était un argument, une preuve de valeur, un signe d’intelligence, Hitler aurait dû écrire des romans après la vague Mein Kampf ; le best-seller est une malédiction pour les foules apathiques comme pour les auteurs, il est le pur produit d’une époque où l’on finit par croire que les gens aiment le rance, l’insipide, les vomissures ou la merde parce qu’ils ne trouvent rien d’autre en magasin – libraires complices. Et les commerciaux des grands groupes d’éditions de surenchérir en commandant avec force avances de nouveaux paquets de merde – puisque cela se vend. Et les auteurs en place d’emboîter le pas des décideurs cravatés. Plus on édite et plus on édite du frelaté, du bas de gamme.

 

Quand on pense à la rançon du succès, il y a de quoi fuir les prix littéraires, seulement susceptibles de gangrener l’esprit de l’auteur qu’on prétend honorer alors qu’on l’achète. Quand on pense à la tragédie que fut pour Jean Carrière de recevoir en 1972 le Goncourt pour L’épervier de Maheux – dont il ne pouvait alors se douter qu’il allait, malgré l’incroyable retentissement du livre, lui coûter aussi cher et le condamner au silence à terme ! Je me souviens de l’accablement d’André Pieyre de Mandiargues quand il reçut, lui aussi, le Goncourt en 1967, pour La Marge. Il me confia, quelques années plus tard : « Comme si je n’étais pas assez méconnu comme ça ! Les lauriers sentent la mort, une odeur de pourri monte du fonds des oubliettes. » Que l’on pense à Jacques Laurent dont je mets plus d’un au défi de me citer deux de ses œuvres sous son nom et non les célébrissimes Caroline Chérie. Qui se souvient que ce hussard reçut le Goncourt (décidément !) en 1971, pour Les Bêtises, qui se souvient du Roman du roman (1980) ou de Stendhal comme Stendhal (1984), entre autres, avant d’être élu à l’Académie française en 1984, comme on finit par obtenir une concession au Père-Lachaise. Il lui fallut une douzaine de pseudonymes, comme pour se faire oublier…

 

Appâter

 

Genevoix et Troyat, voilà des noms d’auteurs jadis populaires, à juste titre, et qui ne se sont jamais fourvoyés à donner dans la facilité. Malraux, Merle, Curtis ou Vailland s’en sortirent sans dommages. Mais, pour votre édification ou votre gouverne, jetez un œil sur la liste des meilleures ventes, toutes époques confondues ou presque. La proximité de certains noms me fait frémir : Apollinaire y côtoie Nicole Avril, Balzac et Breton Marie Cardinal, Faulkner flirte avec Irène Frain, Hemingway avec Frédérique Hébrard, Kipling et Machiavel rivalisent avec Pennac, Proust avec Jean-Pierre Rémy ! Tout se vaut, tout se vend ou presque ; en tout cas, ce qui se vend rapporte, et de plus en plus, y compris le discrédit pour les écrivains qui ne refusent pas ces facilités ourlées de largesses. Les trompettes de la renommée s’accordent plus que jamais avec ce mélange de notoriété et d’opulence bourgeoise auxquelles les plus grands restaient pour la plupart étrangers. Autre temps, me direz-vous. Sans doute. Les tirages n’étaient pas aussi délirants, toute proportion gardée, Voltaire vendit surtout son Candide en continuant d’espérer une gloire théâtrale qui ne vint jamais ; il se crut philosophe alors qu’il était ce merveilleux styliste, cet humaniste précurseur de l’intellectuel moderne, inauguré avec Zola qui, par ailleurs, inventa la publicité pour les livres en inondant Paris d’hommes-sandwich portant un grand « NA » sur le recto et un autre sur le verso. Résultat, les piles de Nana, si l’on en croit Huysmans, fondaient dans la vitrine des libraires comme des mottes de beurre. Nietzsche ne vendit, de son vivant, que quarante exemplaires de son Zarathoustra, c’est dire la perméabilité de cette fin du XIXe siècle qui préférait Ponson du Terrail ; Gide ne vendit que 300 exemplaires (en 16 ans !) des Nourritures terrestres – et, en 1850, seulement 1200 exemplaires des Mémoires d’outre-tombe pouvaient être portés à l’actif du défunt Chateaubriand. Il s’en fallut d’un cheveu pour qu’on ignorât jusqu’au nom de Lautréamont, de Pessoa, de Dickinson qui, il est vrai, n’écrivirent pas de feuilletons ou de thrillers, mais ne laissèrent après eux, comme Pascal, qu’une œuvre mince. Pas d’atermoiement à la Jardin qui s’auto-fustige au point de faire passer Sacher-Masoch pour un amateur.

 

Vendre, vous-dis je, contrefaire, en rajouter, appâter. Au moins La Bruyère, Rimbaud, Des Forêts (la liste est plus courte que celle des courses) ne travaillèrent pas à être des imposteurs, ils voulaient seulement être écrivains – un peu comme Giotto voulait être le plus grand peintre de son village. Aujourd’hui, si vous n’êtes pas planétaire, vous n’êtes rien : les états d’âme de Jérôme Kerviel l’emportent sur un inédit de Balzac. Les « poèmes » de Marilyn Monroe ont nécessairement plus d’intérêt que ce cher Anthony Palou, si rare, ou Henri Bauchau ou Claude Louis-Combet, styliste de génie, inconnu du grand public et donc satellite des Lettres…

 

Recycleurs

 

Les imposteurs vont jusqu’à croire que leur imposture ne se remarquera pas dans la masse, que leur nom est un passeport d’honorabilité suffisant pour qu’ils puissent se permettre d’encaisser pour investir. Mais on ne peut pas être à la fois une pute et son maquereau, il faut choisir : gagner de l’argent avec ce que Rétif appelle de la « sciure de fesses » ou gérer les plannings en même temps qu’on tient la caisse. Je crains seulement que jamais les lecteurs ne se réveillent, ce n’est pourtant pas faute de les asticoter. Mais, que voulez-vous, ils sont formatés, conditionnés par le marché qui pose son axiome : vendre – voilà la valeur, que ce soit un bouquin ou un poulet de batterie.

 

Vendre son talent, son âme, pour un peu de mousse, un surcroît de bling-bling, comme Druon qui ne savait plus où accrocher ses décorations, comme Giscard qui, faute d’être empereur d’Europe, ronge son frein à l’Académie et publie des romans de gare. En un mot, je préfère une fois pour toutes un bon livre que devoir jeter aux ordures de dernier Weyergans en espérant que ce soit le dernier, en me disant qu’il a eu son quart d’heure et qu’il est dommage qu’on ne lui ait pas donné que cinq minutes de gloire, ce qui aurait déjà été cher payé. Quand Jean d’Ormesson arrêtera-t-il d’écrire ? La question mérite d’être posée. Quand il aura rejoint Nourissier sans doute. Quand Patrick Poivre d’Arvor imitera-t-il enfin Joseph Delteil en pratiquant des coupes sombres dans son « œuvre », histoire de constater, avec ce qu’il faut de bon sens, que peu de ses livres échapperaient à son auto-censure ? Delteil, lui aussi, avait pêché par faiblesse et écrit plus qu’il n’en faut, plus qu’il est décent. Au moins eut-il la présence d’esprit de trier avec rage, d’écarter ce qui, à son avis, relevait des circonstances, des commandes, de la tentation. Imposture reconnue, amandée. Allant jusqu’à interdire qu’on republie ces « erreurs », dont certaines sont plus merveilleuses que le dernier opus signé Philippe Claudel. La déchiqueteuse devrait être la meilleure amie de l’écrivain, un remède à sa suffisance. Il fallait pratiquement se battre avec Philippe Soupault pour qu’il acceptât non seulement de rééditer ses livres épuisés, mais encore qu’il ne mît pas la quasi-totalité de ses poèmes à la poubelle : « Écrit, un poème ne vaut plus rien ; on devrait le lire une fois, de préférence à des enfants, puis le jeter. » Ce conseil, cette morale sont étrangers à nos contemporains. Les écrits sont comme l’univers : en expansion ! Que ne sont-ils plutôt en économie voire en réduction ? Mais ce serait satisfaire à une autre loi du marché qui profiterait de ces repentirs pour publier de nouveaux morceaux choisis, un Reader Digest nouvelle formule auquel « l’écrivain » ne manquera pas d’ajouter quelques fonds de tiroirs, ou de pratiquer une forme du best of, comme Sollers qui n’en finit pas de se recycler lui-même. Les prolifiques et les profiteurs, ils ne veulent que donner du grain aux pigeons, et nous devrons bientôt les en remercier.

 

Claude-Henry du Bord

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5 commentaires

Très bel hommage aux auteurs passés, et qui font référence dans les milieux scolaires et littéraires. Mais quid de la littérature contemporaine, qui semble ne pas trouver grâce?  Les écrivains "vendeurs" sont-ils le seuls responsables de cela? Dans une société où la culture n'est devenue qu'un marché de masse (ne parle t-on pas de produit en parlant d'un livre?). Quel poids représentent les petits éditeurs qui cherchent à vendre une qualité? Le livre idéal, disait un éditeur connu, est celui qui plairait à tous. Comment peut-on dans ce cas faire face lorsqu'on est un auteur avant d'être un écrivain? Très beau manifeste, certes mais qui, en tant qu'auteur (oserais-je encore le dire?) me laisse pantois.
Est-ce un cri à changer les choses ou un simple constat d'un fait qui reste et demeurera. Quel est avant tout le rôle d'un écrivain? De vendre et d'être célèbre comme les Lévy, Musso (le pire je crois!) ou d'écrire en n'attendant rien (comme Tristan Corbières) en se disant que peut-être, un jour, un Verlaine vous fera sortir de l'ombre ... mais sans doute l'un des plus beaux constats qu'il m'ait été donné de lire depuis 20 ans.

Article fouillé et intéressant, merci. Vous comparez parfois un peu trop largement et parfois de manière un peu trop restrictive : parler d'auteurs (Rabelais, La Bruyère...) qui ne connaissaient rien au marché du livre, puisqu'il n'existait pas, et les comparer à des auteurs actuels me semble inapproprié ; d'autant que la lecture était à l'époque réservée à une élite. Elle a depuis été démocratisée (merci la 3ème République, notamment). Tout a été vulgarisé et nivelé par le bas, histoire d'être accessible à la masse. On se plaint ici des conséquences de ce que prônaient les humanistes comme le Voltaire que vous mentionnez et consorts (on oublie souvent que les idées qui ont permis la Révolution de 1789 n'avaient pas vraiment le même sens qu'on leur donne aujourd'hui : ce serait comme de dire (et là encore, ils sont nombreux à le faire) qu'Athènes était le modèle de la démocratie moderne et parfaite en laissant bêtement de côté les métèques et les esclaves). Mais aucun d'eux n'avait l'intention de mettre tout à la portée de tout le monde.
On retrouve aujourd'hui cette lutte entre une "élite" qui se veut gardienne du temple et une "plèbe" qui ne sait pas ce qu'elle lit, car mal éduquée. Et les "écrivains" qui viendraient de son milieu seraient encore pire, puisque imprégnés dans leur éducation de cette démocratisation de la connaissance qui conduit à la perversion des plus belles idées. La masse vous dérange-t-elle ? Car au-delà de la question que vous posez entre les lignes "qui a le droit d'écrire ?", vous n'osez poser la suivante, pourtant implicite : "qui a le droit de lire ?" puisqu'un lecteur, dès lors qu'il est légion, "fait" l'écrivain, et plus nécessairement l'inverse. Et si vous fustigez à juste titre les maisons d'édition pour leur politique déplorable, si vous attaquez aussi les librairies avec la même force, vous n'osez pas attaquer le lecteur de face, ni d'ailleurs les passeurs que sont les critiques. Vous devriez aller au bout de cette logique, m'est avis. Elle vous permettrait de vous rendre compte du côté trop creux de votre position trop dogmatique.
Mais revenons-en aux écrivains, puisqu'il s'agit d'eux, avant tout : vous leur donnez la responsabilité de ce qui arrive (sauf quand c'est par erreur ou malchance qu'ils reçoivent un prix). Très bien. Mais qui détient la vérité dans cette histoire ? Balzac, qui comme Jules Verne et d'autres au XIXème siècle, était souvent payé à la ligne, ou en tout cas auquel on passait commande d'un chef d’œuvre (il s'enfermait régulièrement, si j'ai bien lu, une bonne semaine avant la date limite de retour à son éditeur, dans son château avec pour seul accompagnement du café pour éviter de dormir). Ou bien Voltaire, aujourd'hui philosophe, dont la carrière post-mortem est bien plus intéressante encore que celle qui était la sienne de son vivant ? Que dire alors de Lesage - quasi contemporain de Voltaire -, dont le Gil Blas de Santillane (roman picaresque d'apprentissage génial), succès bien plus grand à l'époque que le Candide de Voltaire, est aujourd'hui quasiment oublié ? Qui avait raison : le public de l'époque ou celui d'aujourd'hui ?
On pourrait aller loin dans les comparaisons inutiles, car c'est ce qu'elles sont. Vous attaquez des écrivains qui n'en sont pas, en les comparant à des personnes qui ne vivaient pas dans le même univers littéraire, n'avaient pas les mêmes contraintes, et ne parlaient pas non plus la même langue.
Votre constat est pourtant juste, même s'il n'est pas, in fine, prononcé avec clarté : c'est la langue française qui s'appauvrit, car des écrivains ont choisi la facilité, aidés en cela par tous les acteurs du milieu, en mettant leur langue à la portée de tous. Alors est-ce la langue qui décline, la capacité de transcendance de l'écrivain, ou bien celle du lecteur-légion ? Et quelles en sont les vraies causes ?
Une dernière remarque : si les Américains ont rendu l'écrivain si accessible, c'est autant par goût du mercantilisme que par individualisme forcené. Et comme le notait Tocqueville déjà, il y a certainement à craindre d'une société où l'on ne s'occupe finalement que de son plaisir personnel et de son quant-à-soi. Mais vous avouerez que les "vrais" écrivains, et ceux qui les portent et écrivent leurs louanges, ont une responsabilité aussi dans cet état de fait : le travail d'écriture est toujours jugé à l'aune du seul résultat : on ne devient pas écrivain, en tout cas pas en France ; on est et on naît écrivain. Et la technique ? ça ne s'apprend pas, il faut lire. Une telle position arrogante et déconnectée de la réalité n'aide pas à faire que des "écrivains modernes" (tels que vous les définissez) s'intéressent à un univers hors de portée dont on ne voudra de toute façon, par snobisme, jamais leur ouvrir les portes. Est-ce un mal ou un bien ? Je ne sais pas. Peut-être faudrait-il demander son avis au lecteur-légion-consommateur. Mais il a sans doute un train à prendre, et seul Marc Lévy lui parle, et lui permet de débrancher son cerveau d'un quotidien qui ne le fait pas rêver. En même temps, pour rêver un peu, il choisit celui qui lui parlera de lui... Tocqueville, où es-tu ?

Je serai brève: Bel article, beau coup de gueule, bons commentaires, bonnes questions. Toutefois, ne serait-il pas juste de commencer par faire la différence entre "auteur" et "écrivain" ? Ou pour le moins de définir la terminologie employée ? Une toute petite remarque: pour ma part, je trouve encore un grand nombre d'ouvrages contemporains lisibles et valant la peine d'être lus (à l'écart, bien souvent du grand cirque médiatique, il est vrai).


L'article ne manque pas de pertinences et réflexions utiles;

 presque tout autant que les réponses de Gavory, Glencarring, et Murielle L.Clément.

J'ajoute, au sujet des coup de geule et engagements des écrivains célèbres pour une cause choisie, qu'eux aussi peuvent avoir leurs indignations, et la volonté de vouloir changer des injustices, sans que cela ne vienne forcément ternir leur talent....

Oui, un article très intéressant, enrichi par le commentaire pertinent de Glencarrig. J’ajouterais que les livres sont souvent offerts… et jamais ouverts par ceux qui les reçoivent en cadeau. Et comme Pierre Bayard a démontré qu’on pouvait parler des livres que l’on n’a pas lus, après les écrivains, je me demande si les lecteurs ne sont pas eux aussi des imposteurs…