L'enfer est une scierie
En 1975, Pierre
Gripari eut la courageuse idée de défendre auprès des Éditions L'Âge d'homme le manuscrit d’un auteur qui
désirait garder l’anonymat, et qui ne tenait même aucunement à être publié. La
démarche de Gripari prouvait à elle
seule la profonde générosité de cet auteur. À l'époque, le père de La Sorcière de la rue Mouffetard expliqua en préface à quel
point ce texte bref, "sans tricherie aucune", avait bouleversé son rapport à l’écriture et au style. C'est au tour de la maison genvoise Héros-limite de nous le faire redécouvrir.
La scierie a été écrit au début des années 50 par un jeune blanc-bec qui, après avoir
échoué aux épreuves du bac, s’installe avec sa femme dans un coin perdu de la province
française et se met en tête de trouver un boulot avant de faire son service
militaire. La seule ressource de la région où échoit le couple étant le bois, voilà donc notre petit bourgeois engagé dans une scierie locale.
Dès les premiers jours de travail, l'ambiance et le ton sont donnés : il s'agit de respecter les cadences de production à la seconde près ; l’attention doit être soutenue
sous peine de perdre un doigt, voire une main, dans les lames circulaires continuellement en action ; les petites haines et les
coups tordus entre ouvriers vont se multipliant. Le jeune homme se voit traité impitoyablement par ses
aînés et il fait vraiment pour la première fois de son existence,
l’apprentissage de la douleur et, plus encore, de la fatigue. La fermeture, liée à des
circonstances accidentelles, de son lieu de travail initial amène alors le
narrateur à fréquenter la seconde scierie du pays, la plus terrible, aimablement
surnommée « Buchenwald » et dirigée par la poigne de fer d'un certain Garnier.
L’auteur raconte alors la bataille livrée contre les éléments et menée au-delà de
toute force pour réaliser le rêve du maître d'atelier : construire de ses propres
mains une scierie en plein cœur de la forêt.
Le texte prend alors sa réelle dimension titanesque et sort carrément du cadre de la littérature prolétarienne traditionnelle. Le topos de la valeur sacrée du travail cède le pas à l’expression de l’abrutissement, à la description du pur effort, du développement musculaire, de la mutilation et du découragement, le tout porté par un style froid et âpre, d'une dureté rarement égalée. L’écriture s’affirme dans l’arrogance, mais aussi la faiblesse, de la virilité la plus nue : celle qui peut porter deux troncs d’arbres à la fois, mais qui, à certains moments, bourrelée de tendresse et d’impuissance, fond en larme dans le coin d’un sordide baraquement.
Frédéric SAENEN
La Scierie, récit anonyme présenté par Pierre Gripari, Editions Héros-limite, 150 pp, 16 euros.
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