André Germain, grand témoin de la Belle Epoque

Son père, Henri Germain, avait fondé le Crédit Lyonnais. André fut l’un des princes du Gotha des arts, des lettres et de la politique – et l’un des piliers infatigables de trois républiques.


Longtemps, le Crédit Lyonnais était à la capitale des Gaules et au Second Empire ce que fut le savon à Marseille. Henri Germain (1824-1905), fils de soyeux et docteur en droit, y fonde sa banque par un beau printemps de l’an de grâce 1863. De locale, elle devient vite nationale puis mondiale et traverse victorieusement les grandes crises financières de 1870 et 1882.

En 1869, le banquier est élu député. En 1893, « écœuré par le scandale de Panama », il ne se représente plus et décline à plusieurs reprises le portefeuille de grand argentier de France. Son fils André (1882-1971) préfère la « carrière des lettres » - et consacre un ouvrage d’amour filial à l’auteur de ses jours : « Patriote sans phrases mais sincère, il s’affligeait de voir la France si mal administrée. D’une attention jalouse, avec un point d’honneur professionnel, rehaussé d’une sorte d’amour filial, il surveillait les finances de la France. Et, avec désespoir, il constatait qu’on les dilapidait. (…) Les comptes étaient systématiquement truqués et, de 1881 à 1885, le ministre des Finances présenta constamment à la Chambre des budgets en équilibre, alors qu’en réalité le déficit moyen était de 800 millions par an. » (Henri Germain, éditions Emile Paul, 1921).


Amours et inimitiés dans la République des Lettres


Par amour des lettres, André Germain épouse, pour le pire, Edmée (1886-1937), la fille d’Alphonse Daudet (1840-1897), - par ailleurs sœur de Léon (1867-1942) et filleule d’Edmond de Goncourt (1822-1896).

Il débute en littérature par un recueil de nouvelles, Cœurs inutiles (Plon), aussitôt soutenu par Paul Bourget (1852-1935). Avec La cousine et l’amie (Sansot, 1907), il s’essaie au récit psychologique, dans la veine de son mentor.

Son divorce, en 1909, le rend à sa vie de dilettante nonchalant – et les objets littéraires non identifiés se succèdent en toute confidentialité : Le double visage (Figuière, 1913), Confidences à quelques-uns (hors commerce, 1914), Portraits parisiens (Crès, 1918), Têtes et fantômes (Emile Paul, 1923), Pèlerinages européens (Kra, 1924), De Proust à Dada (Sagittaire, 1924), etc.

Le « fils du Crédit Lyonnais » est l’ami de tous les littérateurs – mais persiste à ignorer l’autre millionnaire des lettres, Raymond Roussel (1877-1933). Familier de Marcel Proust (1871-1922), il lui consacre un essai (Les clés de Proust, Sun, 1953), mais ne goûte guère la « personnalité indécise, ambigüe et ensorcelante » d’André Gide (1869-1951).

Toute sa vie, il chérit les princesses poètes dont « la conquête était l’un des travaux d’Hercule exigé de tout étranger de distinction, de passage à Paris ».

Son salon retentit des rires d’Edmée de la Rochefoucauld (1895-1991), de la baronne de Pierrebourg (Claude Ferval en littérature) ou de la poétesse Anna de Noailles (1876-1933), une « fée arriviste fascinée par tout ce qui brillait d’un éclat officiel » - elle recevait assise dans son lit, faute sans doute de s’être remise du phénoménal succès de son premier recueil, Le cœur innombrable (1901)…

Dans le salon de Mme Muhlfeld (1879-1953),il entre en amitié avec Donna Maria d’Annunzio, « la plus vibrante mélodie féminine que j’aie jamais écoutée » - et la console de son calamiteux mariage avec le coureur de bonnes fortunes Gabriele d’Annunzio (1863-1938), le matamore des lettres. Il consacre un essai quelque peu diaphane à sa poétesse préférée, Renée Vivien née Pauline Tarn (1877-1909), morte d’amour pour la belle Américaine Nathalie Clifford Barney (1876-1972) et admire sans limites le poète Rainer Maria Rilke (1875-1926), mort, dit-il, en voulant cueillir une rose pour une belle Egyptienne…

Ses avis sur ses pairs sont sans appel. Ainsi du romancier à succès Henry Bordeaux (1877-1963) : « Sans les pratiquer, il commercialise la vertu et l’héroïsme ». Et de l’autre abonné aux grands tirages, Pierre Benoît (1886-1962) qu’il estime avoir « inventé » en lui confiant la direction de la revue Le Double Bouquet : « Un gigolo académique ». Colette (1873-1954) trouve tout de même grâce à ses yeux : « Elle se gère et s’administre avec une heureuse économie de terrienne avisée ».


Le goût des autres


Infatigable mécène et financeur de revues littéraires, André Germain est particulièrement attentif au talent de ses cadets, comme Louis Aragon (1897-1982) qu’il publie en 1923 dans La Revue Européenne : « Lorsqu’il venait me voir, je demeurais fasciné par cette ivresse verbale qui rend sa conversation irrésistible. Je lui procurai, sans le vouloir, une de ses maîtresses. Je le conduisis, en effet, chez ma délicieuse voisine de l’île Saint-Louis, une Anglaise maigre et cultivée, le plus ravissant squelette que j’aie connu ».

On reconnaîtra la milliardaire Nancy Cunard (1897-1965) pour qui Aragon tenta de se suicider.

L’aventureux André Malraux (1901-1976) lui fait beaucoup d’effet : « La vie lui paraît trop courte et trop riche de buts mystérieux, de résonances infinies pour qu’on s’attarde aux gentillesses médiocres et aux caquetages stupides qui avilissent la plupart des commerces, qui encombrent la plupart des conversations ».

De la Belle Epoque à l’avènement de la Cinquième République, sa table se trouve au carrefour des arts, des lettres, de la haute finance, de la politique – et même des « sciences occultes »... L’un de ses dîners très courus de l’hiver 1930-31 réunit Anna de Noailles, Léon Blum (1872-1950) et… le général Franco – « pas le futur dictateur, mais l’un de ses frères, également général, mais aviateur et républicain et alors plus célèbre que le Caudillo en herbe »…


Un grand témoin sans postérité ?


Grand témoin lucide de la montée des totalitarismes, le germanophile André Germain fait un portrait fasciné de Hitler (Hitler ou Moscou ? Denoël, 1933) – il redoute la « bolchevisation du Reich » - et met ses pas dans ceux de Goethe et Bettina (éditions de France, 1939) tout en s’avouant sensible à « l’esthétique nazie ».

Au fil de trois républiques, il égrène ses souvenirs du monde qu’il avait connu – « un monde solennel et suranné où les suprêmes baisers de l’Impératrice Eugénie se mêlaient aux ultimes confidences de Proust » - notamment dans La bourgeoisie qui brûle (Sun, 1951) et Les Fous de 1900 (La Palatine, 1954).

Sur le tard, il se consacre aux histoires d’amour de l’Histoire de France dans Les Grandes Favorites 1815-1940 (Sun, 1948) ou Les rois ont-ils droit à l’amour ? (Sun, 1951) tout en chérissant ces « éblouissements féminins » qui adoucissent la vie : « Jusqu’à mon dernier soir, j’aurai encore dans ma vie des poétesses et j’aimerai l’illusion que me donnent leurs voix chantantes et leurs chevelures répandues ».

Son dernier essai, Les croisés modernes (nouvelles éditions latines, 1959) est consacré aux écrivains chrétiens – ces élus qui, de Léon Bloy (1846-1917) à Georges Bernanos (1888-1948), ont cultivé cette « grandeur » dont toute sa vie il fut un quêteur inconsolable – celle que nombre de ses contemporains lui contestaient et qu’une distraite postérité ne songe même pas à lui reconnaître pour ses qualités de mémorialiste.


Michel Loetscher


Différentes versions de cet article ont paru dans Le Magazine des Livres et les Affiches-Moniteur.


Bibliophilie


Renée Vivien (Crès, 1917) en édition originale in-12 (190 p.) se négocie entre 60 et 120 euros.

Portraits parisiens (Crès, 1918) en édition brochée in-12 s’apprécie autour de 50 euros

Les Fous de 1900 (Palatine, 1954) s’apprécie entre 20 et 38 euros.

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1 commentaire

Bonjour, aimeriez vous avoir une photo intact de André Germain ? Finissant de 1911-1912


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