Retour sur un écrivain oublié, René Hardy, l'auteur de magnifique "Amère victoire"

René Hardy, romancier


Son nom de traître dans Caluire. Au fronton du mémorial de la Résistance, partout présent et pourtant effacé, comme il l'est en littérature, retour sur un écrivain oublié


Un roman oublié.


Sur la table du bouquiniste, un superbe poche, paru à la date de 1955, titré Amère victoire, me fait signe. En lettres capitales rouge sang sur fond de sable, on devine des dunes, tandis qu'au premier plan, va une colonne d'hommes vêtus comme des bédouins. Je n'ai jamais su résister à l'appel du désert, au charme des soldats et au vertige des combats perdus pas davantage ; aussi sans rien en savoir, ai-je emporté le livre.


René Hardy. Il m'a fallu un moment pour me souvenir des circonstances où j'avais entendu ce nom. Chagrin et pitié. Livre noir de la résistance. Caracalla, Jean Moulin. Hardy. Était-ce lui ? Wikipedia, providence des imbéciles qui veulent tout savoir sans avoir rien appris, me renseigna. Il n'existait qu'un René Hardy, écrivain et salaud, traître et homme de lettres.

Bref rappel des faits. Le légendaire noir de la résistance.

Certes il en faut, derrière le rouge et or de nos livres d'histoire mais de grâce, n'en abusons pas, de crainte de cartographier le territoire humain aux exactes couleurs requises par ce totalitarisme nouveau, ce quatrième Reich, cet Empire du Mal, qu'on dit capitaliste.


De source certaine, nous tenons que Pierre Guislain de Bénouville, alias Barrès, compagnon de la Libération, ancien Camelot du Roi, rallié au gaullisme, sachant la mort prochaine du « traître » s'est rendu à son domicile pour le supplier d'emporter son secret dans la tombe. Il y gît  Ventre béant de la fiction ouvert, mille versions circulent. Le traître serait une femme. Fatale, il va sans dire. Les années quarante furent dures aux orgueilleuses. Mireille Balin l'admirable, violée, rossée, détruite à la Libération, pour crime d'avoir tenu ce rôle au cinéma, quand Arletty, vulgaire, gouailleuse, popu Belleville, pour le même crime d'amour, sera sauvée. « Humour » oblige, au pays de Guitry. Selon Jünger, il suffisait de proférer les deux syllabes du mot "co-cu" pour la voir se pâmer. Lydie Bastien donc. Si prototype ou idéal-type de la vamp existât jamais, ce fut elle. Trop parfaite : demi mondaine, directrice de boîte de nuit, après un détour en ashram, tireuse de cartes et masseuse yogie en Californie, férue d'hypnose et parapsychologie, elle copina encore avec le grand Aldols Huxley, toute sa vie, affairiste. En un mot, aventurière, revenue mourir, sans un sou vaillant, à l'hôpital Cochin, Dame Lydie avait la gueule de l'emploi. Son cul, certes fut franco-allemand. Pas le seul à cette heure. Elle aurait partagé ce qu'il est convenu d'appeler ses faveurs avec Hardy et Harry Stengritt, adjoint de Klaus Barbie. La vulgate prétendra Hardy, sinon amoureux, du moins mordu au plus vif. La guerre toujours – dernier tango à Calluire – accroîtra le désir. De son existence tapageuse, Pierre Péan tira un livre dont le titre rappelle un peu ceux de Guy des Cars, La Diabolique de Caluire (1).


Dans cette banlieue lyonnaise et la sinistre salle d'attente d'un dentiste, d'autres ombres rôdaient : les Aubrac, Mitterrand, arsouille si ambitieuse, qu'entre le bureau des affaires juives (sans avenir) et celui des anciens combattants, il choisit le second, histoire de se faufiler dans la « filière évasion » ce qui contenterait, le cas échéant, et la Résistance et la Collaboration ; M.de Bénouville soi même, Henri Frenay, l'un des premiers chef de réseau. Nul ne sait être un lâche ou un héros avant d'avoir atteint l'instant de l'ordalie. Seul Klaus Barbie savait le nom du traître et la Magistrature française, jamais, ne lui posa la fâcheuse question. Vergès et lui, toujours drôles et de bonne guerre, ont tenté de faire porter le doulos aux Aubrac. Eux aussi avaient, que la télévision française, le ministère de l'Enseignement public me pardonnent, la tête du rôle. De surcroît, nous savons le Parti communiste peu avare de cadavres. Foin de rêveries. L'armée des Ombres mérite son nom, sa couleur gris camouflage dans les rues des cités malheureuses. Pour le meilleur et le pire. Longtemps, la France réconciliée a voulu oublier les combats pour les parachutages d'armes aux maquis et les luttes intestines entre réseaux staliniens et gaulliens, royalistes et socialistes. Guerre des chefs à l'ordre des jours. Tout ce qui fait pâlir et l'éclat de la rose et celui du réséda.


Un écrivain à succès, un jour sans doute, composera, à l'imitation d'Agatha Christie sa Croisière sur le Rhin et se plaira à imaginer tous les protagonistes de l'aventure également coupables.


À moins que l'arrestation de Jean Moulin, alias Romanin ait été un coup de chance et que les Allemands aient ignoré avoir capturé Rex.


Ce n'est pas ce qui ici m'intéresse mais Amère victoire, le roman, signé René Hardy, prix des Deux Magots 1957, adapté l'année suivante par Nicholas Ray, excusez du peu !


Le roman


Un roman de genre, un roman de guerre. On y suit des gonziers britanniques, partis du Caire pour Benghazi, opération « footing ». Fissa, fissa, les Gars, rapportez des documents allemands, feu sur le QG et retour express. Cela a un beau nom, ça s'appelle les commandos. Pas une promenade de santé, que d'affronter, Européens, le Sahara . Seul Mokhtar, le Daoud ( cf. Lawrence d'Arabie) de Leith sait les secrets du désert. Si vous vous y faites piquer par un scorpion, sur le champ, prenez votre couteau, ouvrez la panse du dromadaire, retirez lui la vessie et buvez l'ammoniaque pur. À ce compte et seulement à ce compte, vous ne mourrez pas.


Comme dans une tragédie racinienne, deux hommes amoureux d'une même femme, se retrouvent enfermés, unité de temps, le retour de Benghazi au Caire, unité de lieu, le Sahara et unité d'action, tuer ou sauver. Le livre entier décline ad nauseam la dialectique du traître et du héros, de l'homme honorable et du salaud. Merveille que les récits de guerre ! L'ordinaire toujours y revient purifié. Comme passés dans un puissant tamis, les émois et les peurs, effacés les scories, méchancetés, médisances, les jours vides. Chimiquement purs. Intacts. Je déteste le gris, j'adore les couleurs vives. Je déteste l'à peu près, j'adore la vérité ; je hais les crépuscule et j'adore les aubes. Aurore, ton nom de mère et tes larmes répandues chaque jour sur la terre en souvenir de ton fils Memnon, mort sous les remparts de Troie.


Au plus près des hommes, Hardy tient son stylo comme Walch ou Shoendoerffer, leur caméra et emmène son lecteur au point central où la guerre fascine les pékins, au cœur de la seule décision qui vaille, tuer ou laisser vivre. De la légitimité de tuer ou d’exercer son droit de grâce, le lieu unique où tous les hommes sont maîtres du temps, princes et législateurs.


Qu'on se rassure, je ne prétends pas, Caluire code, déduire le secret de Caluire de l'art du romancier, simplement m'intéresse la réflexion d'un présumé traître sur la traîtrise, le déshonneur, le courage et la lâcheté.


De l'art d'écrire comme un passage de la souffrance brute à la théorie...

Les personnages.


Brand, le Commandant, le mari est un rond de cuir, treize ans de carrière, jamais encore sorti en opération. Au cinéma, c'est Curt Jurgens (pas encore obèse mais pas vraiment un valet de cœur) qui tient le rôle. Leith, l'officier en second, le rôle sera hypostasié par Richard Burton. Héros parfait. Ambigu et doux. Viril et secret. Nous ne sommes pas dans un vaudeville, il n'est pas l'amant, seulement l'aimé, le bad boy qui préfèra la liberté à la ligature, sans cesser un instant d'aimer Jane et qui, tragédie oblige, la retrouve soudain, quinze ans après au Caire. Pas un soldat de métier, un engagé – nous sommes en 1943 – un peu archéologue comme Lawrence, il préfère le silence des pierres, les amours mortes, au bavardage du monde et aux inconvénie

nts du quotidien. La veille du départ en mission, Brand surprend le regard de sa femme sur Leith, le regard patiemment attendu et jamais venu. La jalousie, comme une vague, l'emporte vers sa pâle étoile, devenir un salaud comme le fut son père...


À tous les amoureux de Mac Orlan et de Jean Lartéguy, à tous les lecteurs de Jean Cau et de Lawrence d'Arabie, à tous les cœurs, qui savent frisonner quand l'armée britannique décore le cheval de Gary Cooper mort, à la fin des Quatre plumes blanches ; à ceux qui comprennent la nécessité de s'en partir au bout du monde chercher le crabe-tambour pour lui offrir un ultime salut ; aux yeux qui se remplissent de larmes, quand John Wayne, après chaque combat perdu, s'en vient au rapport sur la tombe de son épouse ; à tous ceux, qui se souviennent du corps du Cid campéador mort, rentrant dans la ville libérée ; à tous ceux qui rêvent, par un clair matin d'été, de quitter la douceur du foyer : suivre l'ombre qui a éteint pour eux la lampe de la maison maternelle, celle de la fiancée ou de l'épouse, pour la grande aventure, cette Amère victoire, tissée de sourates du Coran, niant toute immortalité à l'homme, ce livre sans concession, qui, au-delà de tout romantisme, énonce la brutalité de la guerre et l'amertume des choses abolies, célèbre ce qui n'a pas eu lieu et pourtant importera plus que nos vies mêmes à l'heure du grand départ, avec élégance et savoir faire. Pour l'humanité, « avec amour et abjection (2) ».


René Hardy fut peut-être un traître mais il savait le triste et lâche cœur des hommes et des écrivains de cette trempe, nous manquons assez cruellement aujourd'hui pour lui rendre la place qui lui revient. Il savait la peur comme unique conscience et la honte comme seul viatique ; il savait la guerre, la grande révélatrice, celle qui nous laisse, nous a laissés, nous laissera, tous, sans exception, nus et défaits, devant nos belles images, nos narcissisme de pacotille et nos gloigloires de carnavals. Admirable moment où succombent la médiocrité des jours, le pâle supplice du quotidien.


"Tuer à mains nues détruit l'homme mais fait le guerrier. Qui tire sur une cible est un lâche." Ni la bravache d'Orages d'acier ni le dégoût de Barbusse ou de Céline, homme pour homme, comme dans les deux cavaliers. Avant que nuit ne tombe, qui en voudrait à Jane, toutes les Jane, de valser une seule et unique fois, avec Richard Widmark ou Richard Burton ? Que celle qui n'a jamais rêvé lui jette la première pierre.

 

Cette amère victoire, en définitive, toute vie, à lire et à relire aujourd'hui où les drones, à la place des hommes, à notre place, exécutent nos ordres de mort, pour l'Occident et au-delà.


Sarah Vajda


(1) Fayard 1996. Sur la couverture du livre de poche le visage d'une brune aux yeux ardents et à l'épaisse chevelure recouverte d'une mantille noire.


(1) Le lecteur aura reconnu le titre d'un des plus beau texte que J. D. Salinger Pour Esmée, avec amour et abjection. 

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