Le roman méconnu d’une George Sand pourtant au mieux de son potentiel : « La dernière Aldini »

Le lecteur d’aujourd’hui est habitué à associer le nom de George Sand à une figure féminine très en avance sur son temps, paradoxalement auteur d’une œuvre plutôt obsolète : même avec la meilleure volonté du monde, on peine à trouver autre chose que du charme suranné à ses romans les plus célèbres, tels Consuelo, Indiana, La petite Fadette ou François le Champi. En commençant à lire La dernière Aldini – un roman moins connu, supposé mineur -, je m’attendais donc à tout sauf à y découvrir la fiction la plus remarquable que je connaisse de l’écrivain, d’un brio propre à vous faire réviser votre jugement sur la stature littéraire de Sand.

           Située en Italie, entre la fin du XVIIIe siècle et les années 1810, l’action correspond aux souvenirs d’un ténor sur le retour, Lélio, qui raconte au profit de ses convives (dont George Sand) les deux plus grands amours de sa vie. Encadré par l’évocation d’une fin de soirée entre artistes, joviale mais aussi teintée de mélancolie, ce récit séduit d’emblée par son style qui combine l’effet de proximité lié aux tournures orales, le naturel et une richesse verbale délectable. Issu d’une famille de pêcheurs de Chioggia, Lélio s’est retrouvé, adolescent, au service de la patricienne vénitienne Bianca Aldini, une veuve ravissante qui l’a charmé d’abord non pas en tant que femme, mais parce qu’elle jouait de la harpe – ce choix narratif de Sand fait partie des données qui lui permettent d’entrelacer dans l’histoire sentimentale de Lélio une série d’épisodes montrant comment se révèle une vocation et comment on devient artiste. En fait, le thème du talent et de la « Bohème » est très présent dans le roman, et constitue l’une de ses lignes de force, étant traité avec une justesse et une finesse rares. Bianca, elle, commencera par être attendrie par l’adolescent sensible à la musique, lui fera découvrir qu’il a une voix, l’aidera à la former, puis finira par tomber amoureuse de lui ; hélas, l’écart social est bien trop grand pour que ce couple mal assorti puisse durer… Ce thème va donner à George Sand l’occasion de développer de façon très ingénieuse, jamais artificielle, un discours complexe sur l’inégalité, appuyé sur des aperçus concrets de la manière dont l’appartenance à un milieu social marque l’esprit de chacun et influe sur son sort avec une force presque irrésistible. Quoique l’on sente la passion que l’auteur met à défendre l’idée d’égalité sociale (rappelons que Sand était née d’une union des moins acceptables pour son époque), ses développements sur ce sujet sont d’une lucidité sans faille. Elle représente les petites gens qui lui sont chers sans les idéaliser, avec humour – à ce propos, il faut noter que l’humour est très présent dans La dernière Aldini, compensant heureusement ses aspects romantique et sentimental.

            Une dizaine d’années plus tard, Lélio, déjà célèbre (et qui aura eu entre-temps moult aventures) tombera amoureux pour la seconde fois, d’une jeune fille qui revient l’écouter tous les soirs à l’Opéra de Naples. Il s’agit de nouveau d’une aristocrate ; à la différence de Bianca Aldini, la Grimani n’est pas douce et charitable, mais une vraie petite furie : orgueilleuse, fantasque, passant des sarcasmes aux larmes, et portée à se jouer de ses soupirants. Pour garder au lecteur le plaisir de découvrir les étapes de l’intrigue, je n’en dirai pas plus sur les péripéties qui vont s’ensuivre de l’attirance réciproque du ténor et de son admiratrice. La façon dont George Sand les met en scène permet de mesurer la différence entre deux étapes de la vie de Lélio, l’évolution du personnage, mais aussi la persistance de certains traits de caractère – tout cela est dépeint avec une maestria qui rend le protagoniste prodigieusement vivant. Quant à sa jeune amoureuse, elle est caractérisée tout aussi finement, par un mélange de qualités surprenantes et de défauts infantiles que le narrateur découvre tour à tour et qui font osciller ses sentiments.

           Combinant les thèmes des sentiments, de l’art des injustices sociales, sur fond de reconstitution historique minutieuse, ce roman relativement bref est d’une richesse et d’une virtuosité qui en font un sommet du genre romanesque de son époque. Il faut le lire pour découvrir ce dont était capable George Sand au mieux de son potentiel.

 

George Sand, La dernière Aldini, éd. du Revif, mai 2013, 218 pages, 16 euros    

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