Dans la peau de Roger Casement, Le rêve du Celte de Mario Vargas Llosa

Ce dernier roman de l’auteur péruvien Mario Vargas Llosa, lauréat du prix Nobel de littérature en 2010, est un grand livre d'Histoire, inspiré de la vie de Roger Casement, illustre aventurier-révolutionnaire Irlandais au parcours idéologique controversé. Il retrace avec ferveur, grâce à de nombreuses et fructueuses documentations menées par l’auteur, le parcours du protagoniste, sa vie, ses voyages, qui le mèneront bientôt à poursuivre un combat pour un monde sans colonie et une Irlande indépendante.


Le rapport Casement constitue à lui seul, un florilège de précieux témoignages des conditions de vie et de traitements des indigènes par les colons. Il sera brièvement repris par Conan Doyle dans Le Crime du Congo belge édité chez Les nuits rouges en 2005. Selon le Centre d’Histoire de l’Afrique de l’Université Catholique de Louvain, qui publia l’intégralité de l’ouvrage original, le récit Casement offre un « exposé systématique et sans passion du système léopoldien ». En homme passionné par l’action humanitaire, Roger Casement passera de Consul de l’état indépendant du Congo à 26 ans, à porte-parole et dénonciateur des méfaits du colonialisme. Il n’omettra aucune horreur ni traitement, chaque torture sera un stigmate venant davantage entacher son récit. Comme si chaque coup de chicotte était un coup de crayon de plus.


Lors de son expédition au Congo, Casement fit la connaissance de Joseph Conrad avec lequel il se lia rapidement d’amitié. Les deux hommes travaillèrent quelques temps ensemble et c’est à cette époque que Conrad trouva l’inspiration pour l’une de ses œuvres majeures Au cœur des ténèbres. Au même moment se profilait la tragique destinée de Roger Casement, de héros, de martyr, de traître. Lorsqu’il vint à la rencontre de Conrad afin de lui présenter son rapport, Jessie Conrad, la femme de l’écrivain anglo-ukrainien, atteste de sa visite en ces termes :


« Sir Roger Casement, a fanatical Irish protestant, came to see us, remaining some two days our guest. He was a very handsome man with a thick dark beard and piercing, restless eyes. His personality impressed me greatly. It was about the time when he was interested in bringing to light certain atrocities which were taking place in the Belgian Congo. Who could foresee his own terrible fate during the war as he stood in our drawing-room passionately denouncing the cruelties he had seen? »


Ce n’est que plus tard qu’il se rendit compte de la personne qu’il avait pu être dans le passé. De forts sentiments mélancoliques se traduisent à quelques rares reprises dans l’ouvrage de Mario Vargas Llosa :


« Tout le reste de sa vie, Roger Casement – il se le disait une fois de plus maintenant en 1902, au milieu de sa fièvre – avait regretté d’avoir consacré ses huit premières années en Afrique à travailler, comme un pion dans un jeu d’échecs, à la construction de l’Etat indépendant du Congo, y investissant son temps, sa santé, ses efforts, son idéalisme et croyant que, de la sorte, il œuvrait pour un but philanthropique. »


Nonobstant, d’un point de vue thématique et pragmatique, nous nous devons de replacer cet ouvrage dans la perspective d’une trilogie consacrée aux mouvements de l’oppression. De fait, après s’être dédié au personnage charismatique de Leónidas Trujillo – dictateur de la République Dominicaine – dans La fête du Bouc, et à la fascinante féministe Flora Tristan dans Le Paradis – un peu plus loin, Vargas Llosa a ressuscité la figure oubliée du révolutionnaire irlandais, heureux d’avoir été mandaté par Londres pour rejoindre le Congo belge, mais vite rattrapé par la réalité défilant sous ses yeux, des indigènes réduits à l’état d’esclavage et croulant sous les coups de chicotte.


Le rêve du Celte se présente sous la forme d’une fiction faisant alterner des chapitres in carcerem dans la prison de Pentonville, dans lesquels se mêlent pensées et angoisses associées à sa terrible attente d’être gracié, avec des chapitres rythmés par les diverses expéditions de Casement – notamment au Congo belge et en Amazonie – pour lesquels l’auteur s’est engagé dans un projet de documentation colossal, se rendant sur place et profitant de la collaboration de plusieurs personnes, lui permettant ainsi d’accéder aux archives :


« Je n’aurais pu écrire ce roman sans la collaboration, consciente ou inconsciente, de plusieurs personnes qui m’ont aidé dans mes voyages au Congo et en Amazonie, ainsi qu’en Irlande, aux Etats-Unis, en Belgique, au Pérou, en Allemagne et en Espagne, qui m’ont envoyé livres et articles, m’ont permis d’accéder aux archives et bibliothèques, m’ont assisté de leurs témoignages et de leurs conseils, et m’ont prodigué, surtout leurs encouragements et leur amitié quand je me sentais défaillir face aux difficultés du projet que j’avais entre les mains. […] Moi seul suis responsable des déficiences de ce livre mais, sans ces personnes, ses réussites éventuelles auraient été impossibles. »


Outre ses incontestables qualités de document testimonial et biographique, Le rêve du Celte  ne tend cependant pas à nous charmer par ses qualités narratives, trop souvent enfouies sous une avalanche de faits historiques, dont le romanesque s’est effacé au cours de la rédaction du dit ouvrage. Les précédents ouvrages de Mario Vargas Llosa ne révèlent pas ce défaut ponctuel. Sans doute se serait-il laissé déborder par ses recherches, au point d’en négliger son souffle fictionnel et romanesque, qui aurait permis de donner davantage de réalité au protagoniste. L’auteur ne se permet malheureusement pas assez souvent la pénétration de la psyché de Casement. A l’heure où l’on aurait davantage attendu de passages fictionnels qui auraient permis au lecteur l’identification avec le personnage, nous tombons face à un mur de glace impénétrable. Ajoutez à cela une narration sans surprises, dévoilant avec trop de hâte l’incarcération et la sentence de Roger Casement, les émotions s’affaiblissent et s’avèrent quasi inexistantes au sortir du livre. Malgré ce point noir, le dernier roman de Vargas Llosa reste une œuvre phare, davantage au sein d’une ambition documentaire que d’un récit attachant. Une apologie du libéralisme et du nationalisme au cœur d’un apologue méprisant l’horreur et la cruauté des maîtres civilisateurs.


Elodie Blain


Mario Vargas Llosa, Le rêve du Celte, traduit de l’espagnol (Pérou) par Albert Bensoussan et Anne-Marie Casès, Gallimard, mai 2013, 544 pages, 8,60 euros.

Sur le même thème

1 commentaire

Bonjour, j'avais écrit le bien que je pensais de cette biographie romancée.  http://dasola.canalblog.com/archives/2012/06/22/24522847.html : j'ai découvert un homme avec ses qualités et ses faiblesses. Une histoire terrible à tout point de vue. Bonne journée.