Léo Lipski: Homme à vendre (vêtements compris)

Léo Lipski (de son vrai nom Lipschütz) est né à Zurich en 1917, mais c’est dans le quartier juif de Cracovie qu’il grandira. En 1939, alors réfugié en Galicie orientale pour fuir la terreur nazie, le jeune homme sera arrêté et déporté par la police soviétique, sous l’accusation d’être un « fuyard ». Après deux ans passés dans les terribles conditions du goulag russe, Lipski est intégré aux Brigades de l’armée polonaises et s’embarque pour l’Iran. Son destin est alors scellé, puisque c’est en Asie Mineure qu’il contracte le typhus qui allait le handicaper et le faire souffrir durant toute sa longue existence. Frappé d’hémiplégie, il s’installe après la guerre en Palestine, à la frontière entre Tel-Aviv et Jaffa. Survivant grâce à l’aide et à la générosité de quelques amis, Lipski va s’enfoncer dans la solitude et se voir inéluctablement gagné par l’immobilité. Une claustration en soi qui n’est pas sans évoquer celle endurée par son contemporain Joë Bousquet. Infirme accablé par la chaleur de l’Orient, Lipski ne trouvera guère d’autre échappatoire à son absurde et tragique condition que dans la littérature. C’est en 1960 qu’il publie Piotruś, roman bref et inclassable que la critique inscrira dans une tradition allant de Kafka à Beckett, en passant par Gombrowicz. Et le récit est à la hauteur d’un si noble lignage.

 

Dès la première scène, nous voici confrontés à un personnage hors du commun, qui, « forcé par les circonstances et certaines dettes morales » a tout bonnement décidé de… se vendre au plus offrant ! Après s’être fait tâter sans conviction par quelques passants du souk, notre belle marchandise se retrouve embarquée par l’impressionnante Madame Zinn. La fétide matrone l’investit d’emblée d’une mission cruciale : désirant se défaire des deux sous-locataires encombrants qu’elle héberge, elle exige de Piotruś qu’il reste à demeure dans les toilettes toute la journée, afin que les mauvais payeurs endurent l’enfer de ne pouvoir se délivrer de leurs besoins. Madame Zinn a pensé à tout, jusqu’aux loisirs de son employé puisqu’elle lui donne à lire, pour se distraire, le premier volume de l’encyclopédie Meyers Lexicon. Prévoyante et généreuse Madame Zinn !

 

« C’est ainsi qu’a débuté une bien étrange période de ma vie », commente sobrement le narrateur. « Vie de waters, enclose comme dans une geôle. Endroit fort exigu. Jadis peint en vert. Avec des traces de doigts sales sur la cloison : manque de papier hygiénique, et de tout papier d’ailleurs. Je m’assieds. J’ai mal au dos. Debout. Je m’étire. Je me rassieds. » Et ainsi de suite, dans une litanie de segments courts, à la Molloy.

 

La vie de Piotruś prend cependant un tournant inattendu, lorsqu’il fait la rencontre de Batia. Cette jeune peintre fantasque, libre dans son corps et soumise aux seuls caprices de ses désirs, va le délivrer de sa bolge aux âcres effluves, et lui faire goûter un art de vivre pimenté d’improvisations, d’errances, d’intensité. Jusqu’au jour où…

 

Piotruś n’émeut pas uniquement parce que l’on connaît les circonstances malheureuses de sa rédaction et le pénible quotidien de son auteur. C’est, à part entière, une œuvre littéraire où un imaginaire des plus déroutants le dispute à un style haché et nerveux. L’ensemble est empreint d’une lucidité à toute épreuve à l’égard du genre humain.

 

Le meilleur exemple en est donné dans ces deux pages que Lipski consacre à l’art de la pose, auquel nous sacrifions tous, plus ou moins volontiers. Au bord de la paralysie générale, Lipski avait compris qu’il restait à part entière un homme, et que de ce fait, il partageait les travers de son espèce, au même titre que les bien-portants. « Il est vraiment difficile d’atteindre les sources authentiques de la vie – si tant est qu’elles existent. » disait-il. Du moins, lui, aura-t-il essayé, jusqu’au bout.

 

Frédéric SAENEN

 

Léo LIPSKI, Piotruś, traduit du polonais par Allan Kosko, illustré par Joko, préface d’Éric Dussert, Éditions de l’Arbre vengeur, Collection L’Alambic, 175 pp., 2008.

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