Le vrai du Faust

« Irréprochable ». C’est l’adjectif qui surgit dès que l’on a refermé le volume que consacre Bartillat aux versions successives du Faust de Goethe. Une œuvre qui hanta le génie de Weimar de sa jeunesse au crépuscule de sa longue existence.

L’édition critique, aux bons soins de Jean Lacoste et Jacques Le Rider, est un exemple en matière d’érudition et de clarté. La dynamique adoptée, qui consiste à présenter chaque pièce dans une traduction originale et précédée d’une présentation propre, garantit à l’ouvrage une qualité philologique à toute épreuve. 

Le mythe de Faust méritait bien un tel travail. On sait à quel point il irrigua, avant et après Goethe, l’imaginaire occidental. Mais c’est surtout depuis sa récupération en plein Sturm und Drang qu’il exerça la fascination de poètes (Nerval, son premier traducteur en français), de musiciens (Gounod, sans qui la Castafiore eût été bien terne), de peintres (Delacroix) et bien sûr de romanciers (l’Adrian Leverkühn créé par Thomas Mann en demeurant le plus fameux décalque au XXe siècle).

Jean Lacoste s’interroge : « Le Faust romantique, le Faust artiste, le Faust byronien, le Faust satanique est-il encore notre mythe ? Notre Faust ? Peut-être pas, mais d’une certaine manière, Faust est plus actuel que jamais, car les questions qu’il se pose s’adressent non plus au seul artiste créateur solitaire, qui sacrifie son entourage et sa vie au chef-d’œuvre encore inconnu, mais à tout le monde, à l’homme contemporain, à l’homme sans qualités qui vit dans un univers désormais dominé par la science, les techniques et la technologie. […]Désormais [l’homme] a donné corps au rêve faustien de “voler jusqu’aux étoiles” […], il perce les secrets de la matière vivante au point de la recréer artificiellement et de la manipuler. »

Faust demeure bel et bien, autant à l’ère du génie génétique qu’à celle de la machine à vapeur, l’archétype d’une tentation : celle de la maîtrise du savoir absolu. Quitte à devoir renoncer, en vue de le conquérir, à tout amour terrestre.

L’œuvre aura mûri pendant près d’un demi-siècle dans l’esprit du père de Werther, qui signe dans la vingtaine un Urfaust en 1775, en publie une deuxième mouture en 1808 pour aboutir en 1832 à un troisième Faust (en réalité Faust II), plus ample que les deux premiers réunis… Et il n’est pas dit que l’on tienne là la version que Goethe considérait comme définitive.

L’Urfaust reste formellement très lié à la légende populaire et satirique allemande telle qu’elle fut colportée au XVe siècle à travers un Volksbuch luthérien, lui-même basé sur la vie de l’alchimiste et astrologue Georg Johannes Faustus. Cette matrice théâtrale aux accents shakespeariens, dont Goethe recycla de nombreux fragments dans la pièce de 1808, avait la préférence de Brecht qui la considérait comme un « fontaine de jouvence » et réussit même à l’imposer sur la scène de la stricte RDA, au début des années 50.

Mais revenons à la fin du XVIIIe. Vers 1794, sur les encouragements pressants de son ami Schiller, Goethe ose s’atteler à remettre sur l’établi son chantier faustien. Au terme de douze ans d’enrichissements et de réécriture, il arrive à une « composition barbare », une œuvre « étrange et problématique » d’après ses propres termes, un mélange hétérogène de fragments tragiques et d’autres, moins sérieux, voire carrément oniriques. Le drame est précédé de trois prologues, dont le dernier est le plus important, puisqu’il figure un dialogue entre Méphistophélès et le Seigneur Tout-Puissant. Les bases du pari sur Faust y sont jetées. S’enchaînent les scènes bien connues : le dégoût pour toute science du jeune homme désabusé, son pacte avec le démon, le sabbat de la Nuit de Walpurgis, la séduction puis le déshonneur et l’abandon final de Marguerite, mise au cachot pour infanticide.

Dans une introduction qui a valeur d’essai autonome tant elle est finement développée, Lacoste montre en quoi Faust fut pour Goethe moins une « une forme d’autobiographie théâtrale » qu’un véritable cheminement alchimique de son être, un reflet de ses métamorphoses intérieures. N’est-il pas dit dans le Voyage en Italie que le grand Poète, « à partir de la vérité et du mensonge, forme une troisième chose dont l’existence empruntée nous enchante » ? Goethe, aux mille visages, se retrouverait ainsi en filigrane de son personnage principal, mais également de son mauvais génie et peut-être même de la douce Marguerite…

Il faut lire également les réflexions de Lacoste sur la notion centrale de pari et de pacte ou encore l’analyse des rapports entre le damné et la technique ou la religion pour se persuader que nous tenons là une édition de Faust pour notre temps. Bien sûr, tous les voiles ne sont pas levés, mais ils sont désignés et n’attendent qu’un signe audacieux de notre part pour nous livrer leurs trésors.

En 1797, Goethe évoquait en trois vers le paradoxe de son œuvre, synthèse philosophique et morale par essence inépuisable : « La vie de l’homme est pareille à ce poème, / Elle a un début, elle a une fin, / Mais elle ne forme pas un tout. » Le mystère de Faust est au fond le mieux partagé entre les hommes.

 

Frédéric SAENEN

 

Wilhelm von GOETHE, Faust (Urfaust, Faust I, Faust II), Édition établie par Jean Lacoste et Jacques Le Rider, Bartillat, 800 pp., 2008.

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