Olivier Lebé. Extrait de : Repulse Bay


Publié aux éditions de La Grande Ourse, fondées par la fille de François Nourissier, Paulina Nourissier-Muhlsteinle le premier roman d'Olivier Lebé Repulse Bay a toute sa place parmi les meilleurs textes de la rentrée littéraire. Précisions.

 

— Comment ce manuscrit vous est-il arrivé ?

Par l’intermédiaire d’Ellen Willer, auteure de La lettre d’Argentine, un roman pour adolescents publié par notre maison d’édition La Grande Ourse, et amie d’Olivier Lebé. Le manuscrit nous a transportées. Repulse Bay est né de la passion d’Olivier Lebé pour Hong Kong. Son roman s’est construit au fil du temps. Lors de ses différents séjours dans cette ville à l’identité si particulière, Olivier Lebé a consigné ses impressions, ses sentiments, ses interrogations. Puis, il nous a livré cette fiction, symbole de la fascination qu’exerce sur lui cette ville où bat son cœur.

 

— Pourquoi avez-vous décidé de le publier au printemps ?

Mon associée Valérie Denmat et moi-même avons souhaité participer au Salon du Livre 2013, événement majeur qui nous offrait la possibilité de présenter notre maison d’édition et ses auteurs au grand public comme aux professionnels. Nous avons pu ainsi défendre et présenter notre dernier né… Repulse Bay, pour lequel nous avons eu un coup de cœur. En outre, publier ce roman au printemps était emblématique de l’énergie et de la passion qu’il diffuse.

 

— Pensez-vous qu’Olivier Lebé ait ses chances concernant les lauriers de l’automne, en particulier le Prix du Premier Roman, avec ces nombreux et parfois très bons premiers romans publiés ces jours-ci ?

Les premiers livres retenus par les jurés du Prix du Premier Roman sont remarquables. Désordres de Nadine Diamant, Le serment des barbares de Boualem Sansal, ou plus récemment L’assassin à la pomme verte de Christophe Carlier, tous couronnés par le Prix du Premier Roman, ont passionné de très nombreux lecteurs et laissé des traces qui font encore rêver les amateurs de littérature… Alors, oui ! Nous pensons que Repulse Bay, roman avec ce ton si particulier, cette vision, sa mythologie, possède les qualités nécessaires pour rejoindre le cercle des livres qui se distingueront cet automne.

 

— Vous avez reçu un courrier enthousiaste de Jean Chalon,

biographe- entre autres- de Colette et critique au Figaro Littéraire, un écrivain très exigeant quant à la qualité littéraire d’un premier ouvrage ?

Il nous a écrit que Beverly, l’héroïne de Repulse Bay, lui avait fait penser à celle d’Hécate et ses chiens, et qu’il y avait du Paul Morand en Olivier Lebé. Selon lui, Lebé mérite tous les lauriers… On ne pouvait espérer mieux !

(Propos recueillis par Annick Geille)

 

 

EXTRAIT >

J’avais envie de vivre en Asie depuis longtemps. Cette envie avait fini par occuper un espace considérable, continuant son expansion à mon insu, selon ses propres principes. Les conditions de mon départ et de mon installation furent un jour remplies sans que je puisse dire comment un agencement si particulier d’événements hasardeux avait pu se produire. Comme une rivière souterraine finit par déboucher à l’air libre, la vision floue d’une autre existence avait trouvé son chemin et fait s’effondrer mon ancienne vie. Il est tentant de dire : c’est ce que j’ai voulu.

 

Depuis deux semaines, j’habite seul un grand appartement presque vide dans un immeuble de quatre étages situé à cent cinquante mètres de la mer. Tout au bout de l’allée en cul-de-sac occupée par des voitures de grand luxe, une porte en fer dont je possède la clé mène à un passage qui permet de rejoindre directement la plage.

Tôt le matin, de vieux messieurs chinois viennent pratiquer leur natation quotidienne. Sur les plates-formes flottantes ancrées à moins d’une encablure, nous échangeons des sourires courtois avant de replonger dans la mer de Chine. Je nage toujours jusqu’à la limite du filet anti-requins pour profiter du panorama de la baie en forme de croissant et des pentes arborées des collines où se dressent de grands bâtiments de plusieurs dizaines d’étages.

Postés sur les quatre tourelles d’observation alignées sur la plage, les sauveteurs ne quittent pas des yeux la zone de baignade. Leur immobilité me donne l’impression qu’ils méditent, qu’ils sont parvenus, grâce à une qualité d’attention particulière, à ne faire qu’un avec leur environnement. Sur chaque tourelle, une bouée rouge est accrochée en évidence au poteau en béton qui soutient la terrasse. Plus près du rivage, un cordon en plastique délimite une bande de sable réservée aux secours où trône une chaise haute surmontée d’un parasol rectangulaire. Signalée par un panneau d’information, une planche de sauvetage repose au bord de l’eau, baignée par le ressac. Debout sur un radeau muni de rames et d’une ombrelle, un maître-nageur, dans son uniforme orange et rouge, navigue lentement sur une mer aussi calme qu’un lac.

 

À l’horizon, la ronde incessante des porte-conteneurs entrant et sortant du port de Hong Kong rythme le paysage maritime de Repulse Bay.

*

En revenant de la plage, je rencontre une jeune femme asiatique dans le hall de l’immeuble. Elle tient un enfant dans ses bras et s’apprête à sortir. Je lui ouvre la porte. Elle me remercie, me demande si je vis ici, mentionne qu’elle habite l’étage au-dessous du mien. Sa voix, les mots qu’elle prononce, l’expression de ses traits, trahissent l’étude et la maîtrise ; tout en elle révèle la connaissance approfondie de l’effet qu’elle produit. Et puis il y a cet effroi qui palpite éperdument à la surface de sa jeunesse : pendant qu’il est encore temps. À cet instant, je pense que la voir vieillir sera une épreuve. Elle me fixe avec intensité et me dit de prendre garde aux éclairs que la météo prévoit dans le courant de la journée. Son avertissement a quelque chose d’incongru, de trouble, comme s’il relevait d’instances mystérieuses. Je la laisse partir, sans trouver quoi répondre. Une fois rentré dans l’appartement au parquet rouge, l’impression d’étrangeté persiste un long moment. Puis se dissipe.

*

La journée passe en préparatifs pour la mission professionnelle qui m’amène ici. Le terme n’est pas réellement fixé, quelques mois sans doute. Je suis parti sans penser au retour.

Je me donne rendez-vous au bar du dernier étage de l’hôtel Peninsula, une vue classique sur la baie de Hong Kong. Le taxi s’enfonce sous la montagne par le tunnel d’Aberdeen, deux kilomètres souterrains éclairés par une longue ligne de néons blancs. Arrivé à Central, je rejoins la rampe d’accès au ferry avec la foule de ceux qui rentrent chez eux, Kowloon Side. La traversée de la baie est une routine quotidienne pour de très nombreux Hongkongais et une attraction pour les touristes. Pendant les quelques minutes que dure le trajet, le bateau semble naviguer au milieu des tours qui s’élancent sur chaque rive. C’est un enchantement dont j’userai avec parcimonie, de peur qu’il ne se dissipe.

Je marche vers l’hôtel le sourire aux lèvres. Je suis déjà dans l’anticipation du spectacle qui m’attend et je glisse hâtivement sur les apparences fastueuses de l’établissement à la riche clientèle. Dans l’ascenseur qui donne directement accès au vingt-huitième étage, la lumière change de couleur à mesure que la cabine s’élève: une introduction à la petite dramaturgie narcissique du bar et au choc visuel de la Skyline. Debout devant les baies vitrées, je me poste à la verticale du vide ; je me laisse dériver dans le panorama, aspiré par la fluidité des limites. Jamais je ne sens davantage les contours d’un espace intérieur qu’en laissant mon esprit flotter sur la baie. J’ai une pensée pour Leslie Cheung, Hong Kong star dépressive sautant du vingt-quatrième étage du Mandarin Oriental, là-bas, de l’autre côté de la baie. « Faut-il qu’il en soit ainsi ? » concluait la note qu’on a trouvée sur son corps glamour et fracassé.

Je reconnais les premières notes de la chanson de Jay Jay Johanson, « She doesn’t live here anymore ». On n’embrasse jamais que de loin. Un reflet sur la vitre me rappelle à l’intérieur du bar. Les femmes à Hong Kong affichent un classicisme vestimentaire qui satisfait mon imaginaire. Je feins d’ignorer une grande Chinoise très entourée. Elle est tout un monde lointain, le scintillement du sexuel. J’éprouve un sentiment de liberté que je n’ai pas ressenti depuis très longtemps. Ici, les jeux ne sont pas faits. Le léger vertige de science-fiction que procure la ville a créé en moi un état particulier d’éveil et de désir. Ici, je vais vivre.

Un éclair dans la nuit, là-bas, loin sur l’océan, ramène mes pensées à la femme de Repulse Bay, sa longue silhouette et son avertissement énigmatique.

*

À l’aube, je sors de l’immeuble, tourne à droite vers la petite porte en fer, longeant d’un côté les Mercedes, les Maserati, les Porsche, et de l’autre, en contrebas, un canal de drainage bétonné, enfoncé dans la végétation où pourrissent des cabanes mangées par l’humidité. Je me sens attiré par ces terriers abandonnés comme par une solution générale au problème de l’existence. Appelons cela la tentation du trou. Se faire une vie dans un trou. Mon esprit est coutumier de ces mouvements d’expansion-rétraction. La tentation d’exister équilibrée par celle au moins égale de disparaître. J’avance vers la porte en luttant contre l’envie de me fondre dans ce décor corrompu.

Dans la mer, des détritus flottent entre deux eaux. L’orage d’hier sans doute. Je nage pour échapper à mon enlisement mental. J’observe un léger film huileux sur ma peau en sortant de l’eau. La chaleur lourde d’humidité accentue la sensation poisseuse que je ressens. Je presse le pas pour rentrer prendre une douche.

Au moment où j’ouvre la porte du hall, une voiture s’engage un peu trop vite dans la rampe d’accès de l’immeuble, rebondit souplement sur ses suspensions et s’arrête au milieu du rez-de-chaussée technique. Elle sort de la voiture sans couper le moteur, laissant la porte ouverte. Elle s’éloigne d’un pas pressé vers l’escalier de service. Elle ne m’a pas vu. Sur le siège passager, il y a le contenu dispersé d’une trousse de maquillage. Je me penche à travers l’habitacle, une main appuyée sur le volant. Je choisis un poudrier laqué noir.

Peu après, j’ouvre la petite boîte. Sur la fine couche de matière déposée à la surface du miroir enchâssé dans le couvercle, un doigt a tracé ce qui ressemble à deux caractères chinois. J’en demande la signification au jardinier de l’immeuble.

Jia you, me dit-il sans sourire. Jia you, Jia you ! Courage! Vas-y! Mets de l’essence!

Je glisse l’objet dans une enveloppe avec un message écrit sur une page de mon carnet: « Ceci vous appartient. Jusqu’à présent, j’ai échappé aux éclairs. Votre voisin. » Je pose l’enveloppe devant sa porte.

*

Je la vois, assise sur le sable. Je n’ai aucun doute: elle est là pour moi. Je vais vers elle comme si je suivais des instructions depuis longtemps mémorisées.

D’un geste économe, elle m’invite à prendre place à côté d’elle face à la mer. Elle a les jambes nues, pliées, serrées l’une contre l’autre, les pieds joints posés sur le sable, les mains croisées sur les genoux. Elle se tient droite, regarde devant elle, la mer, le ciel. Les tendons de son cou sont saillants, comme un défi. Ses cheveux noirs tombent sur ses épaules, encadrant son visage dissimulé par des lunettes de soleil et un grand chapeau. Elle me remercie d’avoir trouvé son poudrier. Elle insiste sur le mot « trouvé ». Elle me demande si je me suis déjà senti sous le coup d’une malédiction. Tout d’abord, je ne suis pas sûr d’avoir compris, tant son sourire et sa décontraction tranchent avec ses paroles. Je réponds que les pires malédictions sont celles qu’on prononce contre soi-même, en pensant que j’aurais mieux fait de me taire. Elle s’appelle Beverly Carter.

– Vous travaillez à Hong Kong?

– Parfois, répond-elle.

– Quelle est votre spécialité?

– Je suis ma propre spécialité.

Je la félicite de ce choix essentiel.

À présent, entre nous, la tonalité est définie sans repentir possible. Nous restons encore un peu sur la plage à caresser avec précaution la forme de notre rencontre.

*

Mon désordre envahit peu à peu le sol de l’appartement. Je me sens chez moi. Partout à Hong Kong, je me sens chez moi. La vie me semble moins suspecte. Je suis plein d’une énergie que je dépense en marches, en reconnaissances. J’ai sillonné HK Island de part en part et j’en ai acquis une représentation mentale que j’améliore sans cesse. Onze septembre, 30°C. L’humidité de l’air provoque en moi une excitation, une exaspération sensuelle et intellectuelle que je contrôle avec la climatisation.

Je reviens de Dragon’s Back, une marche sur la crête des collines que j’ai conclue par une baignade à Big Wave Bay. Je transpire et je suis légèrement exalté. Elle sort de l’allée au volant d’une Mercedes monumentale qui la fait paraître minuscule. Elle baisse la vitre et me dit:

– Seriez-vous libre demain pour dîner à l’American Club ? C’est tout près d’ici. Je vous présenterai mon mari.

La berline s’éloigne sur la route maculée par les fleurs tombées des arbres. Je lève la tête vers le ciel blanc et les frondaisons jaunies. L’espace autour de moi, comme une toile peinte, se construit touche après touche.

 

© La Grande ourse 2013

© Photo : DR

 

 

Quatrième de couverture > « Les femmes à Hong Kong affichent un classicisme vestimentaire qui satisfait mon imaginaire. Je feins d’ignorer une grande Chinoise très entourée. Elle est tout un monde lointain, le scintillement du sexuel. J’éprouve un sentiment de liberté que je n’ai pas ressenti depuis très longtemps. Ici, les jeux ne sont pas faits. Le léger vertige de science-fiction que procure la ville a créé en moi un état particulier d’éveil et de désir. Ici, je vais vivre. »

Le narrateur saura-t-il trouver le bonheur auprès de Beverly C., actrice chinoise aspirée dans le tourbillon d’une célébrité internationale ? Sobre, poétique et suggestive, l’écriture restitue avec force la subtilité des sentiments et des ambiances.

 

Olivier Lebé est né en 1963 à Paris. Diplômé en histoire de l’art et compositeur de musiques de film, il se consacre aujourd’hui à la littérature. Ses différents voyages à travers le monde et sa fascination pour l’Asie le mènent régulièrement à Hong Kong. Il vit aujourd’hui à Los Angeles. Repulse Bay est son premier roman.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Olivier Lebé, Repulse Bay, La Grande Ourse, mars 2013, 176 pages, 16 €

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