Notre humanité sera de jaspe et de corail, de souffle et de feu...

Il était une fois un « village merdeux et merdique » où il ne faisait pas bon vivre… les habitants piqués par la mouche tsé-tsé végètent dans leur miasme fiévreux, « fangeux et lubriques », ils attendent secs comme des bois morts, « la queue devant basse molle une goutte honteuse pendouille là hésitante : tombera, tombera pas… » Ils sont atrophiés de toutes émotions et hantés par l’inanité de leur condition.



La vie personnelle a cessé d’être intime, les réactions aussi.

 

Dans ce village peu ragoûtant que la narratrice nomme Lunaï, on y trouve « toutes sortes de mauvais coucheurs », et les femmes quant à elles, en plus d’être mercantiles et vénales, sont des « chiennes en chaleur trop facilement satisfait[e]s par la première chiffe molle venue ! »


Tout est dit aussi vite qu’un pet ; recta, fissa, dès la première page de ce « chant-roman » sous-titré « journal d’une misovire » :

 

« Les hommes tremblent dans leurs bourses et les femmes sont de la vraie merde.»

 

Quand la dramaturge camerounaise Werewere Likingnée en 1950, prend la plume, ce n’est pas pour nous raconter les pérégrinations de Martine en Afrique découvrant avec un air mi-béat et hébété les clichés d’une africanité aujourd’hui révolue ! Au-delà des couleurs criardes des pagnes de ces femmes pilant dans des mortiers, force est de constater que la petite pirogue a fait son bout de chemin…

 

Il y a déjà trente ans, l’une d’elles s’aventurait dans les remous d’une nouvelle vague pour s’inscrire dans  un mouvement. Celui de la transgression, en d'autres termes celui d'une prise de parole en tant que femme mais aussi en tant que femme francophone africaine ; une double marginalité dûment revendiquée dans ce roman, publié en 1983, qui peint un régime phallocratique en décrépitude, « sans rien de beau de puissant à proposer à enseigner à offrir… » excepté du sperme tari.


Ces femmes africaines ont été de formidables gardiennes de la culture, elles étaient conteuses, griottes… et on les a découvertes écrivains. Comme le disait mon professeur de littérature africaine de l'université de Toulouse ; Momar Désiré Kane, elles n’ont pas de « mots assez durs pour dire toute la veulerie et la bêtise de l’homme africain dont la préoccupation majeure se situe entre la panse et le bas-ventre ».


Dans ce second roman ; Elle sera de jaspe et de corail, après le succès d’Orphée-Dafric en 1981, Werewere Liking marie la tradition de l’oralité à la magie de l’écrit, d’où ce « texte-jeu » qui mêle :

  • Trois tonalités : lyrique, élégiaque, satirique
  • Trois genres : poésie, chant, roman. 
  • Trois voix : deux hommes (Grozi, Babou) et une « femme incroyable, fragile dans sa chair, les suivant juste du regard de l’oreille et de loin, à l’affût du mot-force qui formulera et manifestera son rêve ».

 

L’intrigue est simple, le projet est complexe. Cela ne se résume pas à « Grozi s’est encore masturbé. » ou plus loin : « « Grozi s’est encore perturbé ! »

Témoin auriculaire et oculaire des débats entre Grozi et Babou sur le devenir du peuple, la narratrice tente d’écrire un journal, celui que l’on est en train de lire, en célébrant la « Nouvelle Race » de jaspe et de corail  à venir, comme l’indique le titre prophétique de ce livre polyphonique :

 

« Il naîtra une Nouvelle Race d’hommes

[…]

Elle sera de jaspe et de corail

Elle sera de souffle et de feu. »


Tout est à "repenser", "reconstruire", "reformuler", jusqu'aux confins de la langue, l'éducation des enfants, l'économie, la nourriture, l'art, et surtout "il faudra", comme un appel à l'injonction, légitimer la "liberté d’émettre un désir" sans sujétion contractuelle entre l'individu et les lois de la société !

 

La narratrice-misovire qui « craint n’être que de la viande » consigne les linéaments de cette nouvelle humanité ; et surtout rappelle au lecteur l’incident mythique de la femme déchue par ses pairs et le poids de la tradition. Mais ce « On » fraternel et fictif, unissant Grozi, Babou et la narratrice n’est que coquille vide, car chacun a beau Aspirer, Rêver, Espérer, Prier, é, é, é, é… « regarder vers un horizon lointain », « tendre vers un sommet invisible », les mots restent des carcasses béantes ; car « pas un geste pas une attitude pas un acte ne reflètent le sens du mot » et «chaque fois cela finit ainsi : les gens se masturbent et déversent leur honte glauque […] puis s’en vont la queue devant ».

L’homme au sens générique du terme, ne peut se définir que par la négative et il reste impassible à toutes émotions, fidèle produit de ce qu’il « mang[e] [c’est-à-dire] du préfabriqué […] de la merde ».


Le feu sacré s’est éteint dans cette course au consumérisme et avec lui cet ancestral art nègre qu’ils proposent de redéfinir pour défendre « une idée qui exalte et va chercher au fond de tout la vraie Émotion enfouie depuis des siècles ».

 

Encore. L’espoir renaît… nous mangerons désormais [semble nous promettre Grozi] « une couleur, une image », « un geste conscient, un souffle bien retenu », la misovire, à son tour, chante l’efflorescence d'un âge nouveau en léguant son journal aux Hommes chargés de le lire pour renverser l’Histoire et retrouver l’ondée du Désir perdu…

 

« Je t’aime et survis à cet amour

Par cet amour je crée et revis

Je survis et engendre toujours l’amour

Il n’y a pas la tension de l’attente

Il n’y a plus l’angoisse de l’échec de la déception

Ni une latence ni un vide

Mais permanence d’union et de transmission

D’une rive à l’autre en permanence

Parce qu’en marée haute ou en marée basse

Je t’aime et suis la vague qui continue d’onduler

Sinusoïde rythmique rythmée…

Je parle d’un désir qui t’enrichirait sans m’appauvrir

D’un désir qui pourrait me remplir sans te vider. »

 

 

Virginie Trézières


Werewere Liking, Elle sera de jaspe et de corail, L'Harmattan/Collection Encres noires, 1983, 156 p.

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