Nos mères

Avec Nos mères, roman d'une magnifique écriture poétique et musicale, sensuelle et imagée, toute en rythmes et en couleurs, en odeurs et en saveurs, Antoine Wauters, écrivain et poète belge, pénètre intimement le territoire des enfances détruites par la guerre, inversant l'image habituelle des mères dans le rapport mère/enfant.

Son jeune héros qui va s'affranchir d'une mère brisée, d'une mère aimée mais étouffante et anxiogène, puis libérer sa mère adoptive «vampirisée» par un passé mortifère, nous conte son parcours en trois étapes. Un parcours de survie et de reconstruction par l'imagination et par les mots - car «le dire nous délivre» - qui le mènera aux larmes de l'autre. Il deviendra ainsi Jean Charbel, un «homme qui dit oui» au monde et à la vie, un écrivain «qui parle au coeur» dont les mots, «même quand ce qu'ils disent est noir» sont «comme des clartés» capables de transcender, de consoler toutes les douleurs.


Dans un pays en proie à la guerre ressemblant fort au Liban, le monde de Jean s'est effondré et gît emmuré dans le silence et les mensonges des adultes. Son père a été assassiné par des miliciens et son grand-père n'est plus qu'un moribond. Sa mère qui l'abandonne chaque jour pour aller travailler en ville l'a caché, enfermé dans le grenier d'une maison de village où il passe de longues heures solitaire. Alors, par instinct de survie, pour ne pas devenir fou et protéger sa mère en gardant secrète sa «tristesse inouïe», il s'invente des histoires et une bande d'amis, de frères qui lui tiennent compagnie, comme s'il était «plusieurs enfants» et elle «plusieurs mères», diluant ainsi toute cette souffrance en la fragmentant.

Le héros narrateur entame ainsi la première partie de son récit à la première personne du pluriel, osant parfois un timide "je" pour s'adresser au chef de la bande, Charbel, sorte de modèle prestigieux, ou pour écrire à Luc, sa petite fiancée imaginaire au nom improbable. Et «se hisser sur les chevaux de l'imaginaire» pour retrouver la beauté, faire «diversion», «parler de tout et de n'importe quoi» avec ses nombreux amis le feront tenir par «le jeu et sa joie» et «survivre à cet enfer» libanais.

La deuxième partie du livre marque un profond changement. Envoyé dans une famille d'accueil dans un petit village d'Europe entouré de champs à perte de vue, Jean abandonne le "nous" de cette identité fragmentée pour le "je" de la reconstruction. Mais si Alice, remplaçant Luc, lui fait sentir toute la beauté de la vie et l'aiguillonne vers son destin, il a encore besoin de «ses amis chimériques» restés au pays. Il leur écrit ainsi sa détresse, cette nostalgie d'un monde disparu qui lui colle à la peau, mais aussi sa découverte merveilleuse des livres, de l'amour et de la compassion qui lui ouvre de nouveaux horizons, déballant tout ce que contient sa «valise d'écrivain».

Et la dernière mue s'effectue dans la troisième partie où, passant au "tu", Jean s'affirme écrivain, imaginant et écrivant pour sa mère d'accueil, cette mère tellement blessée qu'elle finit par lui «percer le coeur», ces mots qu'elle ne peut dire et qui la tuent.


Tout se fait et se dit en rythme, musicalement, dans ce roman qui varie les nuances et les tempi. Et si elle démarre de manière rapide et saccadée, cette musique prend peu à peu une ampleur et une intensité bouleversante jusqu'à une sorte d'apaisement.

Nos mères est le cri d'un enfant apeuré qui s'enfuit dans les rêves et se grise de mots pour survivre:

«Nous chantons et nos mots vont vite, très, si bien que nous disons que chanter comme nous faisons est égal à courir.»

Un chant qui épouse son souffle et le rythme de ses pas, répercutant en lui le bruit des balles et des bombes qui «pillent [le] coeur de leur musique» : «TATATATA! /PAN!/TATATATA!»

Et les mots-musique s'enchaînent comme «des chapelets de balles kalachnikov», bercent l'enfant de leurs litanies et de leurs refrains, ou lui susurrent des «espèces de poèmes andante graziozo».

Nos mères est ainsi la douloureuse et merveilleuse histoire d'un enfant qui perçoit les rumeurs d'un monde qui brûle comme une musique dont il se fait la caisse de résonance, et qui progressivement va transformer ce monde par la magie de ses mots incandescents :

«Je murmure pour moi seul toutes sortes de poèmes qui me montent dans le ventre avec des temps de silence, un souffle et un rythme précis, puis qui me sortent par la bouche comme des pétales de feu».

L'histoire d'un enfant porteur du feu de la vie - de l'amour - et de l'écriture.

Un roman comme un opéra orchestrant le fracas de la guerre et écoulant les «pleurs immenses» de tous les enfants meurtris et «de toutes les mères du monde» dans de «splendissimes arias». Une «Passion» dont les «condensés de beauté suprême» subliment la douleur et transportent «au milieu des nuages (...) et du rooûûûûû amoureux des pigeons».


Emmanuelle Caminade



Nos mères, Antoine Wauters, Verdier, 2014, 148 p. , 14,60 €



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