Christian Oster. Extrait de : Le cœur du problème


Christian Oster est l’un de nos meilleurs stylistes.

On connaît sa “griffe”. Le travail sur la langue et les personnages. Les petites phrases. Un humour subtil. La narration au second degré. Une vision.

Après Mon grand appartement, Une femme de ménage et le désopilant Trois hommes seuls, entre autres, Oster enrichit sa manière : le faux polar devient  un tableau hyperréaliste de nos vies “humaines, trop humaines”.

Une sorte de révélateur.

Le cadavre encombrant que Diane a laissé à Simon en partant  amènera celui-ci à fréquenter de près le gendarme Henri. Puis Nicole. Puis... Mais que sait Henri, au fond ? Est-il “exceptionnellement amical“ ou d’une “duplicité révoltante” ?

Du grand art.    

 

EXTRAIT >

 

Pour dire les choses vite, quand je suis rentré chez moi ce soir de juillet, il y avait un homme mort dans le salon. Pour les dire plus précisément, l’homme était allongé sur le ventre, à l’aplomb de la mezzanine où nous avions notre chambre, Diane et moi, et dont j’ai vu que la balustrade avait cédé. Nous devions depuis longtemps renforcer cette balustrade, qui commençait à présenter du jeu. Je sortais d’un rendez-vous de travail particulièrement improductif et j’étais plutôt de mauvaise humeur, si bien que ma première réaction a été une forme d’agacement, un peu comme si je venais de trouver le salon en désordre ou, pour être plus juste, comme si ce qui ressortait de ce que j’avais découvert avait prioritairement à voir avec le désagrément. J’ai rapidement pris conscience que l’homme était mort, du moins après l’avoir vérifié comme j’ai pu, palpation du pouls, test du miroir, constat d’un début de rigidité, mais l’agacement a persisté alors même que je me rendais compte de la gravité de la situation. Je tentais de me représenter, au-delà de cet écueil psychologique, les faits avec la plus grande objectivité, et je me suis mis en devoir, alors que je n’y parvenais pas encore, de les aborder de manière efficiente. Bien que je n’eusse pas vu sa voiture garée devant chez nous (ce qui était d’ailleurs normal à cette heure, dix-neuf heures, puisqu’en principe elle rentrait vers vingt heures de ses consultations à l’hôpital), j’ai pensé que Diane était peut-être là (avec ce corps au milieu du salon, tout devenait possible) et j’ai commencé par la chercher dans la maison, en évitant de crier son nom à cause du mort, par une sorte de pudeur qui interférait avec ma sidération, puis des voisins. Nous avions hérité avec la propriété, Diane et moi, d’une double mitoyenneté, et, en dépit de la distance de quelque cinquante mètres à laquelle s’érigeaient nos murs d’enceinte, les sons portaient. Si j’ai pensé que Diane pouvait être là, c’est aussi, évidemment, parce que l’homme n’ayant guère pu entrer chez nous par ses propres moyens – la serrure n’avait pas été forcée –, il n’y avait qu’elle pour avoir pu l’y introduire.

Diane n’étant dans aucune des pièces du rez-de-chaussée, je suis monté à l’étage. Il y avait là notre chambre, dans laquelle je suis entré. Diane ne s’y trouvait pas, mais nous avions également une salle de bains contiguë à la chambre, et dont la porte était fermée. J’ai poussé la porte, qui n’était pas verrouillée. Diane était là, les yeux fermés, plongée dans un bain d’où s’échappait encore de la vapeur. Elle n’a pas sursauté ni ouvert les yeux quand je lui ai demandé ce qui se passait. Elle n’a d’abord rien répondu. Puis, toujours sans ouvrir les yeux, elle a déclaré d’une voix sans timbre (ce qui ne modifiait nullement l’accent anglais dont elle ne s’était jamais départie, mais qui, en quelque sorte, l’éloignait) qu’elle ne voulait parler de rien, pas maintenant, que je ne commence pas à poser de questions. J’ai marqué un temps. J’ai pris également celui de constater que, comme à l’accoutumée, elle était très belle dans son bain. Dire que j’en ai tiré un quelconque bénéfice serait très exagéré, mais enfin j’ai enregistré ça, comme une sorte de reste. J’avais tout de même conscience que, dans ces instants, ma vie basculait. Je me suis encore tenu face à elle un moment sans rien dire, debout dans la salle de bains à la regarder qui continuait à fermer les yeux, la bouche serrée comme si elle craignait qu’à force, sous la pression des événements – je ne parle même pas de celle que j’exerçais sur elle –, elle ne finisse par s’ouvrir, et j’ai fini moi par dire écoute, d’accord, j’imagine qu’on a deux minutes, ça fait longtemps que tu es dans ce bain ? Je comptais un peu sur cette question inessentielle pour qu’elle me réponde mais ça n’a pas marché, elle n’a rien répondu. Je crois bien qu’en plus d’être en proie à l’inquiétude la plus vive j’éprouvais une sorte d’humiliation, et à ça Diane ne m’avait pas habitué, mais elle ne m’avait habitué à rien de ce que je découvrais ce soir-là. Évidemment je connaissais ses silences, et ses silences me concernaient, avant, or ce soir, non. De toute façon je n’étais pas préparé à ce qui advenait maintenant, elle, les lèvres serrées, et l’autre, en bas, définitivement étendu avec sa carcasse en train de se raidir, sa décomposition à envisager. Je rêve, me suis-je dit avant de prendre de nouveau la parole, je n’imaginais pas quoi faire d’autre dans l’immédiat. Je n’ai pas vu ta voiture, ai-je dit. Cette fois, ça a marché, Diane a dit je l’ai rangée dans la dépendance, de la même voix que je ne lui connaissais pas, et j’ai pensé qu’elle allait se débloquer, mais non, là non plus, elle n’a rien ajouté et j’ai dit comment ça, dans la dépendance ? parce que Diane ne rangeait jamais sa voiture dans la dépendance, pas plus que moi, nous étions contre, elle et moi, ranger nos voitures dans la dépendance, et j’ai pensé préméditation, je veux dire que dans ma tête j’ai enchaîné sur ça, préméditation, sans faire de lien absolument clair entre la voiture dans la dépendance et le type étendu au rez-de-chaussée. Comme ça, a finalement répondu Diane, en ouvrant les yeux un quart de seconde, et j’ai compris qu’elle n’en dirait pas plus. Pas plus sur rien. À ce stade, j’ai abandonné le thème de la voiture, je me suis concentré sur le bain qu’elle prenait en me demandant quand elle allait en sortir, et si elle comptait en sortir à un moment quelconque, parce que aucun signe ne se dessinait dans ce sens. Et j’avais bien conscience que je perdais du temps à m’interroger sur cette histoire de bain, maintenant, et elle à le prendre, que nous perdions du temps, tous les deux, et en fin de compte c’est ce que j’ai dit. J’ai dit exactement tu pourrais quand même sortir de ce bain, ma chérie. Dans cette apposition, ce que je comptais glisser, ce n’était pas tant ma tendresse pour elle en dépit de tout, encore qu’elle demeurât réelle, non pas tant l’aveu de cette tendresse, donc, que l’assurance de cette tendresse, afin que Diane ne me considérât pas comme un ennemi et en vînt, effectivement, à sortir de ce bain de sorte que nous ayons un échange digne de ce nom et que nous prenions la situation en main. Comme elle ne réagissait toujours pas, j’ai imaginé la gifler mais j’ai préféré attraper une serviette et la lui tendre. Elle n’a pas remarqué la serviette qui, de tendue, s’est retrouvée pendue au bout de mon bras. J’ai regardé alors autour de moi, en pure perte, puisqu’il n’y avait rien autour de moi qui ressemblât à une idée. Et, quand j’ai eu balayé du regard les murs de la salle de bains et que je suis revenu vers Diane, j’ai vu qu’elle s’était laissée glisser dans la baignoire et qu’elle avait la tête sous l’eau, qu’elle la gardait sous l’eau, en fait, et, si je lui connaissais ce comportement par le passé, le passé en somme n’avait plus cours, il n’y avait plus qu’un présent épais, lourd, accablant, et Diane qui gardait donc anormalement la tête sous l’eau, que je lui ai sortie en la saisissant sous la nuque. Ça va, ça va, a-t-elle dit. Elle s’est dégagée de mes mains, s’est levée, s’est saisie de la serviette et a commencé à s’essuyer debout dans la baignoire. Regarde-moi, ai-je dit. Il existe une façon de regarder sans voir, et c’est ce dont elle s’est contentée. Il n’y avait rien dans le fond de ses yeux, qu’elle fixait sur moi, et, puisqu’on en était là, dans une situation désespérément bloquée, je lui ai demandé qui était ce type étendu en contrebas. J’avais l’intention d’en venir à cette question mais pas forcément tout de suite, disons que je n’avais pas réfléchi à une chronologie. Plus personne maintenant, a-t-elle dit. J’ai noté qu’elle n’en paraissait pas autrement affectée, j’ai noté aussi que j’en éprouvais une sorte de soulagement mais également d’inquiétude, inquiétude distincte de mon inquiétude quant à notre situation (le cadavre dans le salon), et qui avait trait à sa santé mentale. Je me suis dit toutefois que, quoi qu’il se fût passé, elle était choquée et qu’il lui fallait du temps. J’en revenais par conséquent à cette histoire de temps, laquelle se conjuguait mal avec ce que j’éprouvais, qui était d’abord de l’ordre de l’urgence. Sauf que moi aussi j’étais choqué, et notamment de voir Diane devant moi, pratiquement mutique et nue, peut-être plus choqué encore que par ce que j’avais découvert en arrivant. Le problème, c’est qu’il y avait un lien à faire entre Diane nue devant moi et l’homme étendu dans le salon, et que je ne le faisais pas. Ou plutôt que je le faisais mal. J’ai demandé à Diane si elle ne boirait pas quelque chose, quand elle serait habillée. Elle s’habillait. Non, a-t-elle dit d’une voix redevenue normale, ou presque – elle s’exprimait un ton au-dessus, me semblait-il –, je vais conduire, je préférerais ne pas boire. Tu vas conduire, ai-je dit. Elle était tout à fait habillée maintenant, avec l’air de quelqu’un qui part. Je n’ai aucune idée aujourd’hui de ce qu’elle avait sur elle, Diane c’était un visage, un corps, des gestes, j’ai seulement retenu un T-shirt à motif d’oiseau. Je vais m’en aller, a repris Diane. Est-ce que tu penses que tu pourras te débrouiller de tout ça ? a-t-elle poursuivi en me regardant cette fois comme je ne l’avais jamais vue me regarder, avec une expression où se mêlaient trop de choses, parmi quoi il m’a semblé repérer une sorte de prière, ou de honte, et dans quoi j’ai renoncé à chercher de la raison. J’y ai cependant perçu une note de puérilité, ou d’animalité, et, au terme de cette synthèse maladroite, je me suis demandé si j’étais anéanti ou ému. J’étais en tout cas moins anéanti par l’émotion qu’ému par la sensation que j’éprouvais de m’effondrer sur moi-même, et de me défaire dans l’apitoiement. Sa honte, si honte il y avait, était la mienne, sa peur aussi. Quant à l’amour, je ne sais pas, je n’aurais su dire où nous en étions, j’avais en tête le proche repère du passé et quelque chose encore chez elle dans le regard qui faisait bloc avec ça et qui me retenait, mais quelque chose aussi comme une charge qui soit l’alourdissait, soit la quittait, en l’enlaidissant légèrement, du reste (notamment elle se mordait les lèvres). Quant à elle, ce qu’elle trouvait en moi en ces instants, ou ce qu’elle y cherchait, à part de l’aide, je ne voyais pas. Quel genre d’aide, d’ailleurs ? Qu’est-ce que tu entends par me débrouiller de ça ? ai-je dit. Et tu veux partir où ? Qu’est-ce qui s’est passé, bon Dieu ? (Maintenant, je ne réfléchissais plus, je la sollicitais dans le désordre.) Puisque tu as pris un bain, tu peux aussi prendre le temps de t’asseoir, ai-je poursuivi, non ? De nouveau, elle ne me regardait plus. Il faut que tu fasses les choses à ma place, Simon, a-t-elle dit en passant dans la chambre, où je l’ai suivie. Un sac était posé sur le sol, où elle s’est mise à jeter des culottes et des chemisiers. Je ne peux pas rester, a-t-elle dit, et l’idée m’a traversé que c’était moi, mon arrivée qui la faisait fuir, en tout cas c’est ce que j’ai passagèrement ressenti. Il faut que je parte, a-t-elle repris, j’ai besoin de savoir si tu peux rester, toi, faire comme si je n’avais pas été là, et qu’il n’y ait jamais eu que ce, a-t-elle hésité, ce corps en bas, a-t-elle dit, et alors tu préviens qui tu veux ou non, tu fais ce que tu veux dans la direction que tu veux, mais pas moi. Moi, a-t-elle encore dit, je ne peux pas, et de nouveau elle m’a regardé, et dans son regard j’ai cru voir paradoxalement une sorte de courage. Je ne vais évidemment pas partir, ai-je dit. Je voudrais seulement savoir où tu vas. Ça n’a pas tellement d’importance, a dit Diane. Ça m’aiderait, ai-je dit. Et de savoir aussi ce qui s’est passé. Il s’est montré violent, a dit Diane, et il est tombé. Voilà. Maintenant, je t’en prie, ne me demande plus rien, a-t-elle enchaîné, et elle a pris le sac. Dis-moi toi quelque chose, a-t-elle ajouté. J’ai hésité, pas très longtemps, pour autant que je m’en souvienne. Reste joignable, ai-je finalement dit.

 

© Éditions de l’Olivier 2015

© Photo : Philippe Matsas

 

 

Quatrième de couverture > En rentrant chez lui, Simon découvre un homme mort au milieu du salon. Diane, sa femme, qui, selon toute vraisemblance, a poussé l’homme par-dessus la balustrade, lui annonce qu’elle s’en va.

Elle ne donnera plus de nouvelles. Simon, resté seul avec le corps, va devoir prendre les décisions qui s’imposent. C’est lors de sa visite à la gendarmerie que Simon rencontre Henri, un gendarme à la retraite amateur de tennis. Une relation amicale se noue. Mais Simon est sur la réserve ; chaque mot, chaque geste risque d’être sévèrement interprété. S’engage alors entre les deux hommes une surprenante partie d’échecs.

 

Christian Oster a publié seize romans, dont Mon grand appartement (prix Médicis 1999), Une femme de ménage (2001, porté à l'écran par Claude Berri), Dans la cathédrale (2010), parus aux Éditions de minuit, Rouler (2011) et En ville (prix Landerneau 2013) parus aux éditions de l'Olivier.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Christian Oster, Le cœur du problème, L’Olivier, août 2015, 192 pages, 17 €

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