Daniella Pinkstein, Que cherchent-ils au ciel, tous ces aveugles ? : Un chant polyphonique

Dans ce véritable tsunami que constitue la rentée littéraire, bien peu d’ouvrages portant sur leur couverture le mot « roman » relèvent de la littérature. Raison de plus pour les signaler quand, en plus, il s’agit d’un premier roman.

 

D’abord l’intrigue : peu après la chute du mur de Berlin, deux jeunes femmes de Budapest, l’une juive et l’autre non, amies d’enfance avec tout ce que cela comporte d’ambiguïtés et de non-dit, émigrent en France, à l’insu l’une de l’autre. Deux errances, fans lesquelles l’une d’elles usurpe l’identité de l’autre et qui convergent dans l’amour doublement illusoire d’un autre errant, nommé Medhi.

Cette intrigue, qui se construit sous nos yeux à la manière d’un puzzle, particulièrement bien structurée, suffirait à elle seule de remarquer cet ouvrage, qui est donc une quête d’identité, féminine et amoureuse, avec les désillusions que, forcément, elle apporte. Pourtant là n’est pas l’essentiel. C’est le sujet du livre qui retient l’attention, où par petites touches impressionnistes et un cheminement labyrinthique, Daniella Pinkstein affine son propos : celui de la mémoire d’une Europe fantomatique qui s’est diluée à l’Est dans la société communiste comme à l’Ouest elle s’est évaporée dans une Europe « westernisée » où dominent le productivisme et le consumérisme ; mémoire d’une Europe « centrale », dont le cœur battait entre Prague, Vienne et Budapest, une Europe de culture dont la pensée juive était le sel. Nous voilà proches du Schnitzler de Vienne au crépuscule, du Joseph Roth de La Crypte des Capucins et du désenchantement amèrement tendre de Milan Kundera.

 

« Filles de pères informes, nous sommes entrées, gaillardes, dans une Europe vrillée de l’intérieur, sous les heureux mirages d’un kaléidoscope », écrit la narratrice à propos de ces héroïnes. Roman de la désillusion, c’est aussi un roman de colère. L’empire austro-hongois est mort mais son cadavre bouge encore ; broyé par la guerre et deux totalitarismes, celui –ci était un territoire où bouillonnait la culture, à laquelle la pensée juive donnait toute sa saveur. Daniella Pinkstein, entre nostalgie et désillusion, entre colère et révolte, nous rappelle cela, comme elle nous montre combien notre « Europe occidentale » s’est perdue dans une société où l’humain lui-même s’est réifié. Elle le fait avec force, vigueur… et style.

 

En effet, si comme l’écrivait Guy Debord, en 1967, dans son essai prophétique La Société du spectacle : « Pour savoir écrire, il faut avoir lu, et pour savoir lire, il faut savoir vivre », il est évident que Daniella Pinkstein sait lire, tant son vocabulaire est riche, tant son texte recèle de références littéraires, tant sa langue est élégante, tant son écriture a de la tenue. Tirez donc la conclusion qui s’impose quant à son statut…

 

Dans ce monde éditorial de marketing frelaté où n’importe que parallélépipède se voit affubler du mot « roman », rares sont les auteurs à qui l’on peut attribuer le titre d’écrivain. L’authentique écriture est toujours un acte de résistance contre le matérialisme du monde et la vulgarité d’une époque. L’écrivain Daniella Pinkstein vient d’écrire son premier roman comme un chant polyphonique et c’est de la littérature.

 

Jacques Viallebesset

 

Daniella Pinkstein, Que cherchent-ils au ciel, tous ces aveugles ?, Editions M.E.O., mai 2015, 16,00 €    

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