Édouard Louis, En finir avec Eddy Bellegueule : Un livre touchant, un « roman » ?

Un livre touchant, une histoire qui ne peut pas laisser de marbre le lecteur, un récit personnel qu’il faut lire loin du tapage médiatique, des polémiques plus ou moins vives, des cris d’orfraie de tous ceux qui, au nom du politiquement correct, n’osent plus appeler les choses, les gens ou les peurs par leur nom.

 

Je n’avais pas lu En finir avec Eddy Bellegueule à sa parution, de peur d’être influencé par tout ce qui s’en disait alors. Et puis le texte est paru en poche, au printemps dernier, et je me suis promis de le découvrir au plus vite. Voilà qui est fait, et je ne suis pas déçu.

 

Tableau d’une France misérable qui s’alcoolise pour mieux oublier le vide de sa vie, qui cultive son inculture devant la télévision, qui crie sur ses gosses et rote à table parce qu’on ne lui a jamais rien appris d’autre, et qu’il est toujours plus facile de reproduire ce qu’on a vu et entendu plutôt que d’emprunter des chemins de traverse… Où conduisent-ils d’ailleurs ? On l’ignore, et cela fait peur… À beaucoup de gens. Trop de gens.

 

Eddy Bellegueule est le petit mouton noir dans sa famille. Il n’a pas choisi la singularité, mais il se sent différent. Il l’est contre lui-même ; il l’est à son corps défendant parce que c’est bien une histoire de corps : les filles ne l’attirent pas, ni les filles faciles des films pornographiques, ni Sabrina avec ses gros seins et ses dix-huit ans, mais les garçons retiennent son attention et puis, avant même de lui laisser le temps de conscientiser sa sexualité, on le moque de ne pas être comme tous les petits gars du coin. Plus fin, efféminé, même, il ne marche pas comme les autres ; ne parle pas comme les autres ; ne pense pas comme les autres. Et on l’affuble bientôt de la seule étiquette qui vaille : « pédé ». Sale pédé, bien sûr !

Comme ils disent…

 

Dans sa chanson, Aznavour ne nous donnait pas à entendre « les lazzis, les quolibets » et l’on était peut-être un peu mieux élevés cependant : le pédé était déjà devenu « un homo », mais c’était la ville, et des consciences à peine moins arriérées, qui se voulaient plus modernes, peut-être, plus policées (si peu ?), plus urbaines quand même… Dans la Picardie rurale d’Eddy, au contraire, on veut casser du pédé… et on en casse : humiliations, brimades, coups, tout est permis aux petits crétins qui érigent leur pénis en mitraillette de la bêtise. Pour des garçons qui ne trouvent plus de fierté que dans leur sexe – pas dans leur sexualité – le mâle est toujours supérieur. Et les discours féministes – les plus intelligents comme les castrateurs - ne sont toujours pas parvenus jusqu’à leurs oreilles sales des discours d’intolérance que les bobos croient d’un autre temps. Pour eux, c’est une certitude : il est pire que la femelle, le mâle qui ne se comporte pas en mâle !

 

Alors, oui, le futur Édouard Louis se souvient d’Eddy Bellegueule et défend son homosexualité : il la revendique dans la violence subie, l’incompréhension qui lui interdit le bonheur, le rejet qui l’oblige au départ. L’école le sauve-t-elle ? Peut-être, avec un lycée d’Amiens qui lui ouvre sa section théâtre, mais c’est bien l’ignorance, la bêtise, l’échec de l’École en général qui sont responsables pourtant de tout ce qu’il a enduré.

 

Car ce récit, semble-t-il, est moins à lire comme un plaidoyer pour l’homosexualité en particulier et la différence en général que comme une mise en accusation de la pauvreté : pauvreté matérielle, pauvreté intellectuelle, pauvreté sentimentale aussi. Il est une France, non pas moisie, mais une France qu’on laisse vivre en marge, qu’on n’éduque pas, qu’on abandonne au chômage, à la vinasse, aux hard-discounters, qu’ils soient du supermarché ou de la télévision. Une France qui souffre et s’ennuie, qui existe sans espoir du lendemain – sauf celui du Loto ?-, mais dans l’attente de ses allocations, et d’aides en tout genre ; une France qui tombe plus souvent malade, qui se soigne mal, qui vole et qu’on met en prison, qui souffre encore de se sentir rejetée alors qu’elle est (aussi) la France… Et l’on sait ensuite comment elle vote, sans trop même savoir ce qu’elle fait. Une France raciste et mesquine, violente et malmenée en même temps, malheureuse et douloureuse, qu’il ne s’agit pas de rejeter, mais qu’il faudrait aider. Enfin. À nouveau. C’est la France des Misérables du XXIe siècle, aussi loin en réalité du PS, des LR ou de M. Philippot.

 

Cette France-là n’est pas agréable à regarder. Les Trente Glorieuses ont passé pour rien. Mais elle existe, et quelquefois elle se donne à entendre… Edouard Louis la montre, sans cache-sexe. Sans misérabilisme, mais dans la réalité qui est la sienne, de l’autre côté du périph, derrière les murs de la cité marseillaise ou dans une bicoque mal retapée au fond de la campagne auvergnate quand on n’a plus les moyens de vivre en ville. L’écriture est aussi faite pour révéler au lecteur ce qu’il ne voit pas et que personne ne lui dit plus quand les journalistes se concentrent sur un sujet de discussion inutile : l’annulation d’une émission de télévision faute de participation de l’invitée politique ! Natacha Polony (Le Figaro, 25/10/2015) a raison : le meilleur moyen de réveiller la France de 2015, de la sauver de son déclin, et d’aider ses franges les plus malheureuses, c’est encore de prendre les problèmes à bras-le-corps ! Ce que fait l’auteur de ce récit.

Car l’écrivain redevient plus important à la société que l’homme politique, chaque fois qu’il accepte de se mêler de notre vie quotidienne.

 

Post-Scriptum

Au fait, pourquoi l’éditeur d’En finir avec Eddy Bellegueule a-t-il jugé nécessaire d’inscrire en exergue de l’édition en poche : « Édouard Louis est écrivain. Ce premier roman… » Écrivain, peut-être bien, en effet, bien que ce soit le temps seul qui puisse nous le dire… Mais surtout « roman » ? Pourquoi roman ? Il me semble qu’Eddy Bellegueule a beaucoup moins inventé de personnages et de situations, de réalités et de malheurs, que Victor Hugo et Zola. N’a-t-il pas juste inventé Edouard Louis ?

 

Thierry Poyet

 

Édouard Louis, En finir avec Eddy Bellegueule, Le Seuil, janvier 2014, 219 pages, 17 € (Points, mai 2015, 6,90 €)


> Lire un extrait de En finir avec Eddy Bellegueule d’Édouard Louis

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