Annie Ernaux, Mémoire de fille : Le poids des mots

Le dernier grand livre d’Annie Ernaux nous avait semblé être Les Années, publié en 2008. La critique avait inventé à l’occasion un nouveau concept, du moins elle l’avait rendu pertinent avec ce texte particulièrement riche : l’autobiosociographie. Comment parler de soi tout en parlant d’une génération entière, la sienne ? A moins que ce ne soit l’inverse…

 

Annie Ernaux revient avec un nouveau livre autobiographique, qui rend compte d’une année toute particulière dans sa vie : l’année 1958. Elle a dix-huit ans et pour la première fois elle passera l’été sans ses parents. Elle sera monitrice dans une colonie de vacances. Mais la grande aventure qu’elle attend et qui lui est promise est amoureuse, ou plutôt sexuelle. En effet, dans cette colonie, elle va connaître le premier homme de sa vie, se jeter dans ses bras, peut-être inconsciemment. Elle va courir tous les risques, et le plus grave d’entre eux est de se sentir aussitôt laissée pour compte. Elle découvre le poids du regard des autres ; elle, la petite fille de ses parents, choyée, admirée pour son intelligence et ses belles études, risque désormais sa réputation : elle passe à présent pour une salope, une naïve, une imbécile devant les autres monitrices. Et peut-être dans son propre regard.

 

Apprendre l’amour quand l’autre ne vous aime pas ; coucher pour se libérer des contraintes éducationnelles d’une famille trop simple mais devenir dans les bras de l’autre un objet sexuel ; vivre avec la honte, les moqueries, la gêne : voilà qui ne permet pas de débuter avec bonheur une vie nouvelle à 18 ans. Annie Ernaux nous raconte son été 1958 quand plus rien d’autre ne compte qu’un homme, un amour, le sexe. Elle comprend vite que toutes ses préoccupations du moment l’ont changée, transformée à vie : comment devenir à présent celle qu’elle prétend être ? Comment s’intéresser encore au dehors quand le dedans est si obsessionnel ? L’intime vient de l’emporter sur la vie sociale, amicale, extérieure. Comment (re)devenir la femme qui la fait rêver, libérée, disciple de Simone de Beauvoir et s’intéresser pour de bon à la politique – en faisant les bons choix en pleine guerre d’Algérie – à son avenir professionnel, à son bonheur ? Annie Ernaux se rappelle son inquiétude absolue : comment faire pour devenir une femme belle, libre et désirable, épanouie et indépendante en 1958, soit 10 ans avant la révolution de mai 68 ?

 

Beaucoup de femmes se reconnaîtront encore en Annie Ernaux, toutes celles – ou presque – qui ont eu 18 ans en 1958. Une nouvelle autobiosociographie, alors ?

Pas vraiment tant, cette fois, Annie Ernaux prend le problème autrement que dans Les Années. Rien ne compte plus d’une époque, d’une génération sinon ce qu’elles peuvent encore expliquer de sa vie à elle, de son destin le plus personnel. À présent, Annie Ernaux s’interroge davantage sur sa posture d’écrivain : quels droits sont les siens ? Peut-elle ressusciter un temps qui mêle tant d’autres personnes – qui n’ont rien demandé – à sa propre vie ? A-t-elle le loisir de faire revivre à ses relations de l’époque une histoire qu’ils ont peut-être bannie, gommée même de leur mémoire ? Au-delà de la question des droits de l’écrivain, Annie Ernaux s’interroge sur le poids des mots, leur possibilité de recréer au plus juste un temps disparu, une fille morte à jamais. Elle se questionne sur la place du souvenir en littérature, sur la manière dont un individu peut chercher à survivre dans l’écrivain qu’il est devenu, comment il peut rendre la vie à ce qui n’est plus.

 

Elle raconte les différentes étapes de l’écriture de son livre, ses doutes, ses démarches. Elle livre même le billet d’intention qu’elle a rédigé avant l’écriture du livre. Elle se montre en 1958 et, là, quelques mois plus tôt en pleine phase d’écriture. Exercice de transparence face au lecteur. Tout dire, tout montrer puisque l’écriture ne vise qu’à cela : comprendre, se comprendre.

 

Un beau livre, captivant. Essentiel à la démarche autobiographique.

 

Thierry Poyet

 

Annie Ernaux, Mémoire de fille, Gallimard, avril 2016, 160 pages, 15 €

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