Deux ou trois nouvelles du Diable, de Claude Habib : Quand Satan conduit le bal

« La plus belle des ruses du Diable est de vous persuader qu’il n’existe pas. » La phrase, souvent citée, est de Baudelaire, dans les Petits Poèmes en prose. Encore faut-il, pour lui accorder quelque crédit, commencer par postuler l’existence du Malin. Ou, à tout le  moins, la possibilité de son existence. Ce qui implique, par conséquent, une faille dans la supposée infaillibilité de Satan…  Mais laissons ce qui s’apparente fort à une aporie. Penchons-nous plutôt sur le cas étrange de Carole, l’héroïne du roman de Claude Habib Deux ou trois nouvelles du Diable (1).

 

Carole offre  l’exemple même du rationalisme tel que le sécrète de longue date notre école de la République. Universitaire en fin de carrière, elle enseigne, à la Sorbonne nouvelle (laquelle, assure-t-elle, n’a pas le lustre de l’ancienne), les lettres modernes. Plus spécifiquement les œuvres de l’époque des Lumières, Rousseau, Marivaux, Fontenelle, les philosophes héritiers de son cher Descartes et de son traité des Passions de l’âme qui lui sont sinon une Bible, une référence sur laquelle asseoir un athéisme résolu. Le Cogito, ergo sum rend superflu le Vade retro. Le reste est littérature. Tout porte donc à penser que si quelqu’un est à l’abri des agissements du Malin, c’est bien elle, assise dans ses certitudes sans pour autant faire preuve de sectarisme, mais dotée d’un esprit suffisamment rassis pour rester inaccessible aux mômeries.

 

Pourtant, c’est à elle que le Prince des Ténèbres va apparaître. D’abord sous les espèces répugnantes d’un affreux vieillard qui s’installe en face d’elle dans le métro, alors qu’elle est en train de mettre la dernière main au cours qu’elle doit assurer tout à l’heure à la faculté. Le personnage engage la conversation. Il révèle très vite des dons de clairvoyance si évidents qu’il est impossible de nourrir le moindre doute sur son identité.

 

Que lui veut-il donc ? Du bien, en apparence. Lui faire gagner une grosse somme au loto. Insinuer le doute dans son esprit. Elle résiste, vaillamment : « Pour lutter contre vous (…), il n’est pas besoin de secours céleste, l’intelligence et le cœur, ce sont nos armes (…), l’intelligence pour vous reconnaître et le cœur pour vous résister, c’est assez, largement assez. » Elle n’est, assurément, dépourvue ni de l’une, ni de l’autre. Mais il en faudrait plus pour décourager les tentatives de son interlocuteur. Celui-ci réapparaîtra à plusieurs reprises, faisant irruption dans la vie de Carole au moment où elle s’y attend le moins, empruntant des apparences propres à la faire fléchir. Sans doute se prend-il au jeu. C’est qu’il a trouvé en elle un adversaire à sa mesure.

 

Quant aux armes utilisées pour la tenter, outre la cupidité à laquelle elle demeure étrangère tant qu’il s’agit de son propre confort matériel, elles varient selon les circonstances. Carole a plusieurs points faibles, comme nous tous. Tant il est vrai que « nous avons tous besoin des autres, nous vivons dans cette dépendance, nous ne changerons rien à cela ». La phrase est de Marivaux, « un auteur infiniment complexe, assure-t-elle, soudain simple comme bonjour. » Croyons-en sur parole la narratrice. Ou l’auteur, elle-même universitaire, spécialiste du dix-huitième siècle, en particulier de Rousseau à qui elle a consacré plusieurs ouvrages.

 

Les autres ? Il y a David, le compagnon aimé et prématurément disparu, rencontré après un divorce douloureux. Louise, sa fille, exilée en Afrique Noire, qui entretient avec elle des rapports difficiles, surtout depuis que celle-ci s’est séparée de son père. Lequel file désormais le parfait amour avec une jeunesse exécrée, comme il se doit, par la narratrice. Louise surnomme sa mère « Rédère » – comprendre Red Hair, sans aspiration, en référence moqueuse à la couleur de sa chevelure. Foin du respect dû, encore naguère, aux parents ! Et puis il y a tous les autres, les vivants et les morts, Madame Franck, la bienfaitrice, Gabrielle, la jeune amie résolument moderne. Jusqu’à la grand’mère, jusqu’à la chienne bien-aimée que Lucifer rappellera l’une et l’autre à la vie, l’espace d’un moment, pour mieux fléchir celle qu’il veut séduire.

 

Autant de joutes, autant de bras de fer. Carole résiste, pied à pied. C’est la chèvre de M. Seguin tenant tête au loup. Sauf que la lutte, ici, n’est point aussi inégale. Bien… malin, si j’ose dire, celui qui pourrait prévoir à qui reviendra le dernier mot. Et le dénouement lui-même, en forme de pirouette, laissera le lecteur libre d’interpréter cette fable qui tient en haleine de bout en bout.

 

Car ce qui aurait pu n’être qu’un traité plus ou moins abstrait, une controverse  académique entre Raison et Croyance, une de ces disputationes dont on raffolait jadis, ou encore un avatar de Cazotte et de son Diable amoureux, présente bien d’autres séductions. Et d’abord, outre le fait que l’autofiction y prend sans doute une part importante, il s’agit d’un récit ancré dans l’actualité, avec des références précises, des débats qui ressurgissent périodiquement, comme la relativité de la docimologie ou le dramatique appauvrissement de notre langue. Sans compter les ravages de la Pensée unique et de ses diktats. L’auteur va jusqu’à citer Finkielkraut, au détour d’une phrase. Et même Renaud Camus. Horresco referens

 

On devait déjà à Claude Habib un conte délicieux, Nous, les chats… (2) où un félin révolté prenait la parole pour exprimer son mécontentement envers les humains et soulever de graves questions : qui doit dominer, de l’homme ou du chat ? Au nom de quoi celui-ci devrait-il accepter la loi de celui-là ? Qu’en conclure, sinon que, comme l’auteur, on peut être à la fois une intellectuelle de haut vol, aimer la fantaisie et même le fantastique, et avoir le sens de l’humour. Sans parler d’un style aérien qui contribue au charme indéniable de son œuvre.

 

Jacques Aboucaya

 

1 – Claude Habib, Deux ou trois nouvelles du Diable, de Fallois, avril 2016, 188 p., 16 €.

2 – Claude Habib, Nous, les chats…, de Fallois, janvier 2015, 128 p., 15 €.

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