Contaminations : sur Jaroslav et Djamila, de Sarah Vajda

Lorsqu'une myriade d'abeilles s'affaire dans les volutes blanc virginal du seringat, si tu n'es pas là pour contempler l'entière beauté de ce moment et rendre grâce, à quoi servirait que la nature soit si belle ?

Si les pages que renferme la couverture anthracite, scellées de l'énigmatique titre fuschia, ne sont pas lues, à quoi bon avoir appris à lire, lecteur ? Pour s'abreuver des nouvelles grises du monde distillées par la mécanique des médias ? Pour guetter l'éphémère joie que les statuts Facebook intelligents et rigolards peut parfois conférer ? Pour être converti en une force de travail au mental de fer, à la mine épanouie et à l'esprit corporate ?...

Les personnages du récit de Sarah Vajda demandent à vivre comme la nature demande à être contemplée, et c'est ta vocation, lecteur, de faire accéder Djamila, Nico, Jaroslav et le narrateur, clés de voûte de ce roman de l'impossible amour, à une vie aussi fragile soit-elle, illuminée du soleil de ton âme.

Les faisant accéder à cette vie, tu te laisseras contaminer et en ta propre vie, le roman se lovera : de même qu'un instant de contemplation peut devenir éternité, le récit, par une de ses voix, prendra corps afin de te transformer.


« Contaminé par cette simplicité, cœur lassé de trop d'indifférence, j'accueille le poème de la vie. »


Autant le dire d'emblée, lecteur, ce roman sera une conquête, la contemplation sera parfois âpre, rendue difficile par l'étrange expérience d'une langue et d'une narration tour à tour envoûtante, déstabilisante, stimulante. Il faudra peut-être quelquefois rebrousser chemin, puis te perdre et revenir sur tes pas afin de reprendre le voyage riche de ces détours. Et tu peux déjà envisager qu'une fois le roman lu, il te faudra y revenir sans doute encore, comme hanté par ce lieu qu'est le livre, devenant toi-même réminiscence temporellement instable, esprit des lieux et du temps du roman.

Ce poème de la vie, auquel le roman confère une épaisseur qui nous échappe souvent dans notre propre vie, rendons-lui grâce par la contemplation de ces destins croisés et tragiques : ce qu'ils font longuement raisonner en nous ressemble à l'universel amour.


« Vous vous demandez sans doute pourquoi, suspendant le cours de mon récit, je semble oublier Jaroslav et Djamila. Sans Nico, je n’en aurais rien su et Djamila serait demeurée une ombre, passée dans mon service, pavillon 5, service des brûlés de l’hôpital Beaujon de Clichy-sous-Bois-et-sur-Seine. »


D'autres vies que la nôtre, donc, qui se croisent et tissent le fil d'un roman sublime, à la narration complexe. D'autres vies, mais surtout celle de Djamila, écorchée vive croisant à l'hôpital, après violente crise domestique, la route de Nico et du narrateur, médecin hospitalier. Djamila, petite-fille de traître – « oh, pardon, de harki » – ayant grandi et vécu sa vie de jeune française à Annecy, ses plus belles années ; ayant dû affronter, à l'adolescence, une double déchirure, la mort de sa mère Chérifa et le départ forcé au « bled », où elle finira par épouser Mehdi.


« Le Maroc, harissa couleur sang et huile, la cuisine, le corps… Conseils à la vierge. (...) Leurs pensées en moi, entrées par les pores de la peau, m’auront contaminée. Ce n’est pas « Aime-moi » que j’aurais voulu crier à Jaroslav mais « Décontamine-moi ». »


Reviendra mariée et malheureuse en France, aura deux fils, croisera brièvement mais intensément la route de Jaroslav, hercule ukrainien, lequel, ayant refoulé ce souvenir, revivra plus tard sa brève rencontre (1) avec Djamila – le coup de foudre – lors d'un accident cardiaque.


En Djamila, élégante et pudique, s'incarne une foule de figures féminines littéraires : tour à tour Juliette, Ophélie, Gravida, Shéhérazade... Djamila, nouvelle Eve assaillie par un violent besoin d'amour, payant le prix d'un chagrin d'amour encore plus violent, lumière d'une France contemporaine aux banlieues grises.


« La langue qu'en cette enfance, alentour, tous parlaient, se révélait pure, nullement contaminée»


Mila / Djamila, origine musulmane : enfance bercée par un folklore et des traditions familiales discrets, pas encore contaminés par un processus de réislamisation. Chérifa, sa mère, assimilationniste, occidentalisée jusqu'au bout des cheveux et du tailleur sixties, lui aura transmis cette sève française qui irriguera ses jeunes années de manière indélébile.


Djamila / Mila, petite fille de France : France d'avant l'avènement de la racaillerie par le biais de la « culture rap », pas encore contaminée par un antiracisme dogmatique bien pensant qui fera de l'Autre un parangon. France qui fabriquait encore des Français par assimilation.

Assimilation ? « Syndrome harki. Syndrome kabyle. Assimilation, le mot sonne faux. Il faudrait parler d’amitié française, d’estime française, de sentiment de reconnaissance, d’admiration, de volonté de rendre le bien pour le bien, de mille choses que presque plus personne ne comprend aujourd’hui.. »


Non, plus personne ne comprend, ou presque, contaminés que nous sommes par ce nouvel air du temps qui veut que l'origine extra-française soit un bienfait en soi et dût être exaltée, louangée à tout prix. Façonnés par un antiracisme devenu lunette idéologique mortifère, nous ne savons plus ce qu'être français peut bien vouloir dire. Poser la question même vous vaut d'office suspicion de la part des vigilants, voire un procès en comparution immédiate pour pétainisme.

Mais l'Autre, porté au pinacle par les bonnes consciences et les manipulateurs, n'est a priori ni pire ni meilleur que nous. L'Européen, aveuglé par son dolorisme nourri de storytelling victimaire, ira même jusqu'à croire que la haine dont il fait l'objet se justifie, en tout cas est compréhensible, par un rapport de domination fantasmé. Mais la haine que nourrit l'arabo-musulman pour tout ce qui n'est pas lui, la haine que ne veut pas voir l'Européen quand ses filles se font violer dans des tournantes ou quand ses femmes se font violer en masse le soir du réveillon, Djamila a dû l'affronter.


« Au début, elles m’aimaient bien, les garces, certaines que j’étais l’une d’elles et que mes cheveux courts n’étaient qu’un effet de la mode française, mais quand j’ai tenté de leur parler, elles m’ont repoussée. J’étais devenue l’étrangère, le diable. Il ne fallait pas que je puisse contaminer leurs filles et on m’a vite appris à n’adresser pas aussi librement la parole à mes cousins. Musulmane ou pas, je devais sortir voilée, sous peine d’être violée. »


Son détour par l'Orient marocain, un souvenir aigre et douloureux, car en terre islamique, la femme compte pour de l'huile. Nous vaut une charge féroce lorsque Nico et le docteur lui permettent de libérer le flot trop longtemps contenu. Ce qu'elle y détesta le plus ? L'hypocrisie infestant tout.


« Je ne laisserai personne défendre une société dont seuls, argent facilitant le mensonge, les riches s’accommodent. Là-bas, je n’ai vu qu’injustice, tromperie, tristesse, solitude, dureté et indifférence, n’ai entendu que ragots et calomnies. (…) Quant à la célibataire, visage pâle et cheveux en arrière, la pauvre n’a pas trouvé de mari, elle est stérile bien entendu, hermaphrodite ou bien elle pue, son ventre serait couvert de poils ou bien elle cache une queue toute velue. La raison ? Sa mère, en sa jeunesse, aurait couché avec un juif et en serait restée infectée. » Infectée. Contaminée.


Le pire restait à venir : cet Orient hypocrite, ce là-bas fantasmé où coucher avec un Juif vaudrait à votre progéniture les pires difformités, il ne lui sera pas permis de le quitter réellement, lors de son retour en France, car « ce là-bas, [elle l'a] retrouvé intact dans le Neuf-Trois, Cité des Poètes, prends-ton-luth-et-me-donne-un-baiser… »

Plus d'assimilation, donc, rendue impossible, mais une implantation, un enracinement faisant fi de la terre d'accueil, une conquête territoriale. L'impossibilité de la rencontre est actée, l'ancienne hospitalité a fait place à une paresse parée de vertus xénophiles, où les visages ne se voient plus. Il est bien tard, et la barbarie gronde déjà : il ne nous reste plus que les regrets.

« Une culture allogène venue comme un visage soudain paraît, dénude la misère et la pénurie d’une existence, tourne la tête d’un jeune homme, d’une jeune fille. Un étranger parmi nous. L’invitation au voyage comme un retour à soi, un soi magnifié, amplifié, purifié, filtré. De deux cultures ne conserver que le meilleur, les frotter l’une à l’autre, comme pierres de silex jusqu’à ce que l’étincelle jaillisse, illumine le monde d’un éclat nouveau et donne à voir son ancienne beauté. »


Le tragique destin de Djamila, au-delà de la question de l'assimilation, de celle la place de la femme en islam et de la solubilité de cette question dans nos-démocraties-européennes, nous met ainsi face à l'impérieuse question de l'identité, de la transmission, de la filiation : Djamila aura tout hérité de sa mère Chérifa, le jeune Nico héritier en droite ligne de son grand-père « hussard rouge », et le narrateur, « pauvre type en deuil d’un fils qui n’était pas le sien », qui veut voir en Nico un fils.

Ni Djamila ni Jaroslav ne semblent avoir réussi à transmettre quoi que ce soit à leurs fils respectifs, devenus pour eux des étrangers – et Djamila ne sera jamais la mère de cette petite fille qu'elle porta durant quatre mois... Échec, rupture dans la transmission.

« Une race nouvelle, étrange et familière, race imparfaite de déracinés, dé-culturés, de cancres heureux qui pour rien au monde ne voulaient la vie de leurs pères ouvriers. Le malheur naît avec l’héritage refusé. »


Ce destin qui nous est conté avec l'immense talent narratif de Sarah Vajda nous indique enfin que nous sommes tous objets de contaminations et décontaminations successives, ainsi que les sociétés dans lesquelles nous vivons. Certaines foudroyantes, d'autres plus lentes, quelquefois acceptées, assumées, parfois combattues, la plus belle et douloureuse de ces contaminations demeure celle qui, à la suite d'une rencontre, nous consume d'un feu de folie, lequel embrase toute notre vie, pour les siècles des siècles.


(1) C'est en sortant d'une projection du film Brève rencontre (David Lean, 1945) que le personnage de Djamila s'est imposé à l'auteur.



Éditions Nouvelle Marge

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