Le secret amour de Claude Monet

Après avoir donné chair et vie à Maurice Ravel dans un magnifique récit – Les Forêts de Ravel (qui reparait à la Table Ronde dans la « Petite Vermillon »), Michel Bernard fait de Claude Monet un personnage de roman, comme il est précisé sur la couverture. Tout le monde, peu ou prou, a déjà vu une toile de Monet au détour d’un musée des Beaux-Arts – les Cathédrales de Rouen, Les Nymphéas dans les salles oblongues de l’Orangerie. On se souvient aussi que son tableau Impression, soleil levant fut volé en 1985 au musée Marmottan. Cette toile emblématique, peinte en 1872, donna son nom au mouvement « impressionniste », regroupant Alfred Sisley, Frédéric Bazille, Auguste Renoir, Edouard Manet, Camille Pissaro, entre autres guetteurs de lumière et fixateurs du tremblement des formes. Leur peinture sent le bonheur de vivre et la quête de l’instant. On n’imagine pas que le destin ait pu frapper ces maîtres aussi durement, parfois, et que ces peintres aient pu, alors qu’ils incarnaient la jouissance du monde, souffrir comme n’importe qui.

 

C’est tout le mérite de ce magnifique roman, de donner vie à Claude Monet, d’en faire un homme de chair placé dans son siècle et son pays, dont le cœur bat secrètement au rythme de la vie intime et des épreuves communes. Décembre 1870, Frédéric Bazille, l’ami de jeunesse de Monet est engagé volontaire dans la guerre qui oppose la France à l’Allemagne. Le peintre-soldat meurt dans les combats de Beaune-la Rolande le 28. Quelques années auparavant, Bazille avait acquis Femmes au jardin, toile de son ami Monet alors dans le besoin, où figurait leur amie commune Camille Doncieux, qui posait depuis des années pour Claude Monet. Ce dernier finirait par l’épouser – celle-ci lui donnant deux fils, dont un qui mourrait d’un cancer. Frédéric Bazille avait été amoureux de Camille et si Monet se réjouissait d’un passage de relais, il regrettait la vente de cette toile, comme si une part de son amour avait été marchandée. Par ailleurs, Camille n’avait jamais été aussi belle que dans cette Femme à la robe verte qui avait séduit tout Paris : elle était Camille, Camille toute entière. Dans son visage de trois quarts, comme posé sur la fourrure du col, il avait peint tout ce qu’il pouvait en montrer : la blancheur lumineuse, le moelleux de la chair, la douceur unie de la peau […] Immortalisée à maintes reprises, cette femme de chair blanche deviendrait plus qu’un motif de chefs-d’œuvre admirés – Le Déjeuner sur l’herbe, La Capeline rouge – : la clé mystérieuse d’un bonheur silencieux qui prendrait fin en 1879, à la mort prématurée de Camille.

 

Entretemps, Claude Monet est devenu le maître que l’on sait, qui révolutionne le monde avec des pinceaux et de la gouache, prônant l’occupation de paysages qui décrassent – bords de rivières mouvants, port de Londres lors d’un exil après la débâcle, gare Saint-Lazare (…) – avec une acuité, une intuition du monde qu’il doit à Camille. Derrière cette apparente « joie de vivre » et cet accroissement du patrimoine de l’œil, pointe une sourde mélancolie devant le temps qui passe et salit jusqu’aux motifs les plus anodins. Monet cherche par-dessus tout à renouveler sa vision du monde et la nôtre. Alors que sa vue décline, Monet entame la série des Nymphéas – qu’il nomme modestement ses « Décorations ». S’inspirant d’un voyage à Venise où il avait compris que la peinture rapproche de l’invisible et propose une lumière éternelle, il donne, grâce aux panneaux couverts de nénuphars évanescents, une définition nouvelle, vivante, moderne de la peinture : maintenant, devant ses yeux usés, un monde intermédiaire s’ouvrait, neuf pour lui et vieux comme la création.

 

Michel Bernard n’oublie pas que Monet est un peintre à part : une icône française. Au soir de sa vie, l’artiste fait don de la totalité de ses Nymphéas à la France victorieuse de l’autre guerre, celle de 14 – après un remords que nous vous laissons le plaisir de découvrir. Monet, c’est la sensualité même, la profondeur derrière la légèreté. Le génie hanté par la peinture, qui défie le temps. Michel Bernard, une fois de plus, donne à entendre, sentir, palper, voir une œuvre et une vie avec un talent rare de précision et de naturel. Gageons que ces Deux remords donnent envie de revoir les toiles de Claude Monet, spectateur silencieux d’un monde ébloui.     

 

Frédéric Chef

 

Michel Bernard, Deux remords de Claude Monet, La Table Ronde, août 2016, 224 pages, 20 €

 

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