Philippe Forest. Extrait de : Crue


EXTRAIT >

 

Ce fut comme une épidémie. Mais le monde n’en sut jamais rien. Le phénomène dont je parle, il n’existe pas de chroniques qui en aient enregistré la trace et qui permettraient d’en reconstituer le cours. La maladie — si tant est qu’un tel mot s’applique — sévit dans le secret. En un sens : elle est le secret. Nul ne peut dire quand la contagion commença. Et nul ne peut affirmer qu’elle soit maintenant terminée. Il est même très douteux qu’elle ait eu un début et une fin. Je serais incapable de dater avec une précision même relative les événements que je me prépare à rapporter dans ces pages. Des signes étaient venus en grand nombre dont le monde aurait dû prendre la mesure. Mais moi-même je l’ai réalisé seulement après coup et lorsque j’ai eu compris ce qu’ils signifiaient. Aux yeux des autres, je ne pense pas qu’ils veuillent dire quoi que ce soit. Et même quand j’aurai révélé tout ce que je sais, on ne manquera pas de tenir mon récit pour une fable.

 

Encore qu’elle ne me concerne ni plus ni moins qu’un autre, je raconterai l’histoire qui suit à la première personne du singulier et comme elle m’est arrivée. On ne témoigne, je crois, qu’à cette seule condition. Une vérité — si générale, si universelle soit-elle — ne peut profitablement s’exposer que si l’on raconte à qui et comment, dans quelles circonstances et sous quelles formes elle se manifesta. Je tairai cependant mon nom. Il n’importe pas. Peu de gens le connaissent. Et ce qu’ils croient savoir de moi leur fournirait des arguments supplémentaires afin de mettre ma parole en doute.

 

En supposant que ce témoignage devienne un livre, je le signerai d’un pseudonyme. Ou bien : s’il l’accepte, je demanderai à un écrivain de me prêter son nom. Un écrivain un peu en vue, si possible et s’il en reste encore un. Mais lorsque viendra le moment, je crains de n’avoir pas l’embarras du choix. Je mêlerai au récit de ma vie quelques traits empruntés à la sienne. Ou bien : ce sera le contraire. De sorte que le faux soit impossible à distinguer du vrai. J’agis avec prudence. On ne m’en voudra pas. Je me cacherai derrière lui. Et si les choses tournent mal, il pourra toujours faire de même et prétendre n’être pour rien dans le livre dont il passera pour l’auteur. Il dira qu’il s’agissait seulement d’un roman. Je connais comme tout le monde la lâcheté des écrivains. La concernant, je ne me fais aucune illusion.

Mon cas ne compte pas. Mais il faut bien que j’en fasse état afin d’accréditer un peu ce qui vient. Je ne sais trop que dire de moi. « J’ai vécu » devrait suffire. Il y a des choses que j’ai apprises, en lesquelles j’ai cru et dont j’ai lentement réalisé qu’elles n’étaient pas aussi dignes de foi qu’on me l’avait enseigné lorsque j’étais enfant. Ma situation personnelle n’a rien d’exceptionnel. Je la considère comme très banale. Je m’en voudrais de suggérer qu’il en va autrement. Des choses se sont passées pour moi qui, certainement, ne sont pas tout à fait étrangères à la découverte dont je vais parler. Mais elles auraient pu très bien rester sans effet. Et d’autres auraient pu avoir lieu qui m’auraient pareillement ouvert les yeux. Sans même l’avoir voulu vraiment, en suivant spontanément le cours que d’autres tracent toujours pour elle et qu’on finit par considérer comme celui que l’on a soi-même donné à sa vie, j’ai acquis une place à ma médiocre mesure dans le monde. J’ai reçu pour le rôle que je jouais parmi mes semblables la rétribution qu’on accorde d’ordinaire aux hommes et qui, même si elle ne les comble jamais, contente en général leur pauvre vanité. J’ajoute que j’ai aimé et que j’ai été aimé. Cela m’a rendu heureux, malgré tout. Je donne ces précisions — qui sont à peine des précisions — afin qu’on ne vienne pas imputer ce que j’ai à dire à quelque forme de misère sociale ou sentimentale qui aurait troublé mon esprit et provoqué mon supposé délire. Je pense qu’il est inutile d’en dire davantage pour l’instant.

 

Je ne suis pas en cause. J’ai toujours eu la tête la plus solide qui soit. Rien, jamais, n’a pu me faire perdre le sens de la réalité. J’ai tort, certainement, d’insister sur ce point. On ne manquera pas de noter ce qu’il y a de suspect dans mon propos. Vouloir convaincre autrui — et à toute force — de sa propre santé mentale constitue le signe le plus sûr qu’on en manque un peu. Pourtant, je ne suis pas fou. Je le sais. Si je l’étais, je ne prendrais pas le risque d’attirer moi-même l’attention sur le déséquilibre possible de mon esprit. Mais je le répète : ici, il ne s’agit pas de moi. Au risque d’aggraver mon cas, j’avouerai que ma conviction est d’une autre nature. Si je sais que je ne le suis pas, je ne doute pas que le monde, lui, soit fou, qu’il l’ait toujours été, qu’il le devienne de plus en plus. Je veux croire cependant que sa déraison m’épargne — il faut bien que je lui échappe puisque j’en ai conscience. Au sein d’un asile, un individu doué de toutes ses facultés mentales sera toujours considéré comme une sorte de monstre. Mais je crois aussi — et c’est pourquoi j’écris ces lignes — qu’il existe d’autres personnes — c’est à elles que je m’adresse — qui n’ont pas encore sombré dans la démence dont je parle ou sont susceptibles de recouvrer encore leur raison. Le destin du texte que je compose, l’avenir qui lui est réservé, dira seul si j’ai vu juste ou pas.

 

Je parlais d’« épidémie ». Ce mot m’est venu tout seul. C’est par lui que j’ai voulu que débute le présent rapport. Il va me falloir maintenant en justifier l’usage. Il désigne un mal qui se répand parmi les hommes, va de l’un à l’autre, les contamine selon des modes que l’intelligence n’est pas totalement incapable de comprendre mais qui conservent cependant pour elle un caractère toujours un peu imprévisible et finalement énigmatique. Le fléau est fatal à certains. Il ne l’est pas à tous. Il frappe les uns quand il épargne les autres. Ceux qui succombent, ceux qui survivent ne savent ni les uns ni les autres pourquoi. Je n’ignore pas que depuis le début je diffère le moment de dire ce que fut la nature exacte du phénomène dont je parle. C’est que ce phénomène, je ne le comprends pas tout à fait. Disons que les tenants et les aboutissants m’échappent toujours. Surtout : je recule devant l’énormité de l’aveu qu’il me faut pourtant faire. Un jour, j’ai réalisé que le monde autour de moi, avec ceux qui y vivaient, était en train de disparaître sous mes yeux et que personne, sinon moi, n’en voyait rien.

 

© Gallimard 2016

© Photo : Catherine Hélie

 

 

Quatrième de couverture > Marqué par un deuil déjà ancien, un homme décide de revenir dans la ville où il est né et où il a autrefois vécu. Tout a changé. Pourtant, petit à petit, les mêmes fantômes fidèles s’en retournent vers lui sous les apparences étranges et familières qu’ils ont désormais revêtues. Dans le quartier où il s’est installé, de grands travaux sont en cours. Les immeubles en passe d’être démolis voisinent avec les constructions nouvelles. Autour de l’homme qui raconte son histoire, les signes se multiplient. La demeure où il a élu domicile lui semble comme une maison hantée perdue au beau milieu d’un vaste terrain vague. Il y fait la connaissance d’une femme et d’un homme dont il finit par s’imaginer qu’ils détiennent peut-être la clef du mystère qui les entoure. Le roman vécu se transforme alors en une fable fantastique dévoilant le vide où s’en vient verser toute vie et qui en révèle la vérité.

 

Philippe Forest a consacré de nombreux essais à la littérature, pour la plupart aux Éditions Cécile Defaut. Il a été co-rédacteur en chef de La NRF et collabore à Art Press. Il est surtout l’auteur de six romans parus aux éditions Gallimard dont L’Enfant éternel, Sarinagara, Le Siècle des Nuages et Le Chat de Schrödinger

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Philippe Forest, Crue, Gallimard, août 2016, 271 pages, 19,50 €

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