Laëtitia d’Ivan Jablonka : toute la violence du monde

Laëtitia : trois voyelles dansantes qui sonnent comme une promesse. Et pourtant, nous sommes loin, très loin, de la légèreté de la chanson de Gainsbourg. Dans la nuit du 18 au 19 janvier 2011, Laetitia Perrais a été enlevée près de chez elle, à Pornic, tuée et démembrée. Elle avait dix-huit ans et Ivan Jablonka, à qui l’on doit L’histoire des grands-parents que je n’ai pas eus, déjà écrit avec une humanité saisissante, n’a pu s’y résoudre. Historien et écrivain, il a mené l’enquête sur ce fait divers qui a secoué la France et provoqué par le biais de Nicolas Sarkozy un scandale politico-judiciaire d’envergure. Mais l’écrivain ne se contente pas de raconter les faits dans toute leur horreur, le travail des policiers, des gendarmes, la personnalité de l’assassin. Jablonka se place près, tout près de la victime et se concentre sur sa courte vie, sur ses rêves, ses aspirations, les sms échangés avec les copains, l’école. Dès le départ, les dés semblaient pipés.

 

Laetitia et Jessica, sa sœur jumelle, ont pour père un homme violent, une mère absente et dépressive. Quelque chose alors se casse en elles, nous expliquent les experts, la vulnérabilité comme la peur s’installent très tôt. Une enfance sans mots, sans éléments structurants, avec l’insécurité permanente en toile de fond. Puis vient la séparation avec les parents, le placement en famille d’accueil. Chez les Patron, le répit sera de courte durée, la deuxième chance une épreuve de plus. Le père d’accueil se révèle en effet un violeur en charentaises, qui agresse aussi en toute impunité d’autres jeunes filles de son entourage. Mais comment se plaindre quand on n’a aucun endroit où aller et qu’on espère un jour, malgré tout, être un jour adoptée et posséder « une vraie famille » ? Arrive alors en scène Tony Meilhon, marginal, alcoolique, autre prédateur sexuel, et incapable de supporter la moindre frustration. Quand Laëtitia refuse ses avances, elle signe son arrêt de mort. « Parce qu’elle a dit non aux menaces, aux coups, au harcèlement, aux relations forcées », la jeune fille sera poignardée. C’est un féminicide, la mort d’un être humain en tant que femme, un crime misogyne dont on ignore encore le lieu du meurtre.

 

L’auteur livre un portrait tout en délicatesse et en compassion d’une innocente trahie, d’une adolescente à l’enfance cassée, mais son propos tient aussi du sociologue, de l’historien. Il analyse le fait divers en tant qu’objet universel et s’interroge sur la violence continue des enfants abandonnés et placés depuis la nuit des temps, sur la condition des femmes, sur un système qui broie ceux et celles qu’il est censé protéger. De cette tragédie grecque dont il nous montre autant la face très publique – les médias, le procès, l’enfièvrement des politiques – que l’aspect intime avec le désespoir de Jessica, la sœur, et celui de l’oncle de Laetitia, Jablonka tire un livre inclassable, unique. Enquête minutieuse et roman haletant, dont dès les premières lignes on sait que l’auteur s’y est investi de toute son âme. Sa fervente détermination à donner une voix à la victime, sa compassion paternelle lui permettent de fabriquer un cercueil de mots pour Laëtitia, un endroit où déposer sa peine. « Je voudrais qu’elle danse pour elle et pour nous jusqu’à la fin des temps, je voudrais que l’enfance soit une ballade au soleil sur une plage semée de galets et de coquillages », écrit-il, sans masquer son émotion. C’est aussi notre vœu, pour Laëtitia et tous les enfants du monde.

 

Ariane Bois

 

Ivan Jablonka, Laëtitia, Le Seuil, août 2016, 330 pages, 21,50 € 

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