Le Dernier Voyage de Soutine, peintre à l’estomac
Compagnon de Modigliani, Soutine devient le peintre de la souffrance – l’empire millénaire de la douleur. Il prend la liberté totale d’exagérer, d’enlaidir le monde, de peindre salement ce qui est propre. Attiré un temps par la lumière, il s’exile à Céret, où ses confrères Picasso, Braque et Chagall ont sévi. Qu’a-t-il retenu des ciels outrageusement bleus de cette Catalogne ? Difficile de savoir : Soutine détruit toutes les toiles de cette époque. Le peintre tourmenté se fait l’assassin de ses tableaux, à défaut de se détruire pour de bon. Soutine ne triche pas, il tire de lui-même un monde sauvage, sanglant et primitif. Ses glaïeuls sont rouges au-delà de l’exprimable – un glaïeul n’est-il pas un « petit glaive » ? Ses motifs et ses modèles sont agressés, violentés par la couleur dégoulinant de la toile. Peu importe, la vérité est à ce prix.
Le prix à payer, c’est celui de la misère matérielle – Soutine est repoussant, il couche parmi les punaises de la villa Seurat, non loin d’Henri Miller, qui le soutient moralement. Le client est rare : Soutine décourage la « charité » des premiers collectionneurs. Le bon docteur Barnes, pharmacien de Philadelphie, néanmoins, s’entiche de son œuvre à partir de 1922, constituant peu à peu une collection de toiles de Soutine. Voilà ce dernier provisoirement sauvé du désastre quotidien. Mais l’artiste souffre d’un ulcère, fruit d’une « mauvaise vie ». Mais il y a plus grave sur cette terre : la chasse aux juifs, que les Français zélés – qui ne comprennent rien à la peinture – imposent à certains de leurs semblables. Cette étoile jaune qu’ils doivent arborer, Soutine n’en veut pas. Après avoir bravé les dénonciateurs de tout poil, il se réfugie tout de même avec Marie-Berthe, l’ancienne compagne de Max Ernst, en zone « nono », de l’autre côté de la Loire. Longtemps il a refusé de s’exiler dans ce coin où il n’y a pas de lait, ce breuvage lui étant nécessaire pour chasser les douleurs gastriques et cette ombre noire qui le tourmentent par-dessus tout. A Champigny-sur-Veude, non loin de Chinon et de son rouge tannique, il poursuit ses épanchements violents de jus de pavot, pour traduire ses visions apocalyptiques d’un monde en dérangement.
Le roman de Ralph Dutli revient sur le dernier épisode de cette vie mouvementée et sans concessions : le voyage que Soutine effectue dans un convoi mortuaire pour repasser la ligne de démarcation et se faire soigner à Paris. Chaïm – qui signifie « vie » en russe – s’effraie à l’idée d’être enfermé dans ce paradis blanc de l’hôpital, lui le peintre de la couleur et de l’humanité perdue. Il ne vivait que pour étaler ses couleurs. Après avoir pensé : On devrait pouvoir se faire disparaître de ce monde comme on détruit une peinture, Soutine veut prolonger son existence à tout prix.
Ce magnifique roman est une plongée dans la conscience d’un homme qui fuit les épanchements. Un déversement d’obsessions dans un maelström de mots. De la couleur comme de la lave, vert-orange-rouge, appliquée d’un geste plein de panique et de rage. Ralph Dutli est convaincu que le roman est une école de scepticisme. Mais il est aussi une façon de partager une expérience, une allégorie de notre destinée. Ici, le lecteur chemine avec un artiste majeur en route vers la mort et l’espérance, cette éternité colorée de la peinture. Les détracteurs de Soutine affirmaient que son pinceau barbouillait le monde, en insultait la création. Foin des grimaces, l’amateur saura désormais – lecture faite – quels rêves, quels désirs, peut-être, agitaient ce « peintre à l’estomac ».
Frédéric Chef
Ralph Dutli, Le Dernier Voyage de Soutine, traduit de l’allemand par Laure Bernardi, Le Bruit du Temps, août 2016, 272 pages, 24 €
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