Emmanuelle de Boysson, Les Années Solex : Le charme vénéneux de la bourgeoisie
D’un côté donc une folle envie de vivre, de sentir son âme vibrer, de plonger dans l’inconnu, dans l’ivresse, dans la liberté et de l’autre, le carcan, les principes, les priorités d’une caste que la moindre vague panique. La mère de Juliette incarne à merveille le modèle de cette bourgeoisie bien pensante, chrétienne et sociale, mais qui estime que le premier rôle d’une fille est de rester dans le rang, dans l’ombre, de travailler à s’effacer, de n’avoir d’autre prétention que celle de trouver un bon mari pour qu’il lui donne de beaux enfants sans problèmes. Elle n’est, disons-le tout net, guère portée sur la gaudriole et reproduit les schémas dont elle fut elle-même victime. Cet état d’esprit se traduit par une maxime qui aurait pu servir de titre au roman : « tous les hommes sont dégoûtants ». « Sais-tu ce qui arrive aux femmes qui excitent les hommes ? Ces femmes qui s’offrent au premier venu, ces filles faciles, ces filles de rien ? (…) Les hommes en profitent. Elles leur donnent du plaisir, mais ils les méprisent, se jouent d’elles. Les garçons sont dégoûtants. Si tu savais les plaisanteries qu’ils font entre eux, tu n’en reviendrais pas. D’ailleurs, ce ne sont pas ces filles-là qu’ils épousent. Tu t’es salie, Juliette, tu as ruiné ta réputation. » (p. 61) Voilà notre donzelle prévenue. Mais elle n’en a cure et Patrice devient l’objet de tous ses désirs. Il a admis dans l’étroit cercle familial bien qu’appartenant à un monde très différent ; il fait bonne figure, et les cœurs battent déjà.
« — Et si on jouait à cache-cache dans le noir ? Lança Christian, qui éteignit la lumière.
La lune se prélassait sur le lac. Cachée sous la table de bridge, je retenais ma respiration. Tout était silencieux, comme si Christian rusait pour mieux nous surprendre. Lorsqu’il souleva un pan de la nappe, palpant mes épaules à tâtons, je courus me réfugier derrière les rideaux de toile de Jouy, dans l’embrasure de la fenêtre. Le parfum de Patrice flottait dans l’ombre. Je n’osais remuer un orteil, des fourmis plein les jambes. Le tintement de mes bracelets indiens me trahit. Il était là, enroulé dans le Jouy. Il posa un doigt sur ma bouche, caressa l’encolure de mon pull framboise. Ses lèvres frôlèrent les miennes, folâtrèrent sur mon menton, mon front, me firent frissonner. La première fois qu’un garçon m’avait embrassée, c’était sur la joue. J’avais douze ans, je rentrais d’un séjour de ski à l’Oukaïmeden, dans l’Atlas, affligée d’un sacré coup de soleil que le baiser avait enflammé. Peu pressé, le regard amuse, Patrice se mit à jouer avec mes boucles, tandis que ses cils battaient de l’aile sur mon museau. Quand sa langue s’aventura, je me demandai s’il fallait glisser la mienne dans sa bouche. Je n’eus plus à me poser de question : la lumière se fit. Antoinette, la cuisinière, pointa son nez, s’écria : Kopfertami ! Nom d’une pipe ! puis s’éclipsa. Christian lui fit un bras d’honneur. » (pp. 21-22).
La politique s’en mêle évidemment, et le prolétaire (ou fils de) cède aux sirènes des idéologies alors à la mode et qui mélangent allègrement trotskisme, léninisme, maoïsme et consorts. Choc des mondes. Il va de soi que les aspirations de Juliette ne plaisent guère à sa mère, à sa grand-mère et très vite, elle sent qu’il faudra se battre d’abord avec son milieu si elle espère y échapper. Oui mais. Le génie de la bourgeoisie est de créer un monde dont on ne s’échappe pas plus aisément que d’un goulag. L’éducation stricte, paraît-il respectueuse de la personne, et qui travaille à établir son bonheur de demain en pourrissant son aujourd’hui, plante partout d’invisibles miradors, des barricades mentales dont il est illusoire de croire qu’on peut les détruire avec désinvolture ou méthode. Le piège toujours se referme, malgré telle escapade accordée, telle pauvre liberté sous condition donnée en signe de bienveillance calculée. Juliette s’agite, s’engage, aime mais son monde reste borné par des désirs dont elle ignore qu’ils sont formatés par son milieu, limités par lui, même quand elle s’exalte au sein de Secours rouge… Au fond, elle ne dispose que de deux moyens pour se croire libre : son solex peinturluré en orange, la couleur reine de l’époque et son journal. Avec le premier, elle goûte à un air de liberté qui lui fouette le visage, avec le second, elle restitue les émotions, les lectures, les espérances qui traversent sa vie où l’ennui risque à chaque instant de reprendre la place… La métaphore n’a rien de banal : le solex est alors un engin qui permet de se croire libre. Rien n’était plus casse-gueule que ce vélo à moteur plaqué sur la roue avant et qu’on enfourchait sans casque ; il se traînait un peu, au point qu’il fallait pédaler dans les côtes un peu trop raides pour l’aider un peu… Barthes qui parla si bien de la moto aurait pu en faire une entrée de ses Mythologies. Pas un nouveau destrier le Solex, plutôt une drôle d’invention, pas vélo, pas mobylette, un passeport pour ne pas aller trop loin. La mode passera (pour renaître il y a peu), comme il en fut de la Vespa ; l’écriture échappa à ces changements.
La petite Juliette ne connaîtra rien de la liberté sexuelle et de l’émancipation de la femme alors mise en avant, non sans mal, elle sera vite rattrapée par son milieu et remise en cage. On aura eu la bonté de lui pardonner ses écarts à la condition qu’elle rentre à nouveau dans le rang, l’index sur la couture de sa jupe plissée. Vous en dire davantage serait déflorer le mystère, trahir la belle complicité qui unit la narratrice à son lecteur comme à son héroïne (dont nul ne doute un instant qu’il ne s’agisse pour une bonne part de l’adolescente qu’elle a été), si semblable à celle qui lie Juliette et sa chère cousine ; mais vous aimerez cette manière d’être où elle s’illusionne en croyant vivre, alors qu’elle transgresse à peine, vous partagerez ses émois, ses frissons, ses peines, ses déconvenues : ils sont comme elle, vrais, sincères. Juliette aurait voulu connaître davantage, et « tout faire sauter » comme le disait alors le génial D. H. Laurence, jeter sa gourme en même temps que sa belle éducation aux orties, elle se réveillera la tête lourde, Patrice sera un souvenir parmi tant d’autres, un fantôme : « Soudain, près d’une fontaine, il m’est apparu. Vêtu de son jean rouge, il m’attendait, l’air un peu las. J’ai voulu aller avec lui. Il restait loin, derrière une vitre teintée. Au moment où j’ai croisé son regard tendre, la jouissance m’a envahie, une jouissance si intense qu’elle m’a réveillée. À croire que, pendant les songes, nos sensations sont tellement puissantes qu’elles forment une vie souterraine, nous reliant à l’enfance, à l’adolescence, aux êtres que nous avons aimés, aux émotions qui nous ont gorgés, et qu’elles ne vieillissent jamais. » (pp. 217-218). Jouir, c’est l’écriture qui en parle le mieux quand les corps peinent à se souvenir et que le temps tamise chaque perception.
La nostalgie, disais-je, c’est comme se souvenir d’avoir vécu au point de vivre encore cette douceur-là, quand bien même fut-elle traversée de drames… Et nul ne peut prétendre être ce qu’il est s’il ne devient l’ami de l’adolescent qu’il fut. Écrire permet de l’aimer encore.
Claude-Henry du Bord
Emmanuelle de Boysson, Les Années solex, Ed. Héloïse d’Ormesson, février 2017, 220 pages, 18 €
> Lire l'interview d'Emmanuelle de Boysson par Joseph Vebret
0 commentaire