Interview. Ariane Bois, Dakota Song : « Au Dakota, il se passe toujours quelque chose et chaque fenêtre ouvre sur un théâtre »


Dans son nouveau roman, Ariane Bois nous convie à une saga courant sur une décennie, au cœur du New York des années 1970 et du fameux immeuble Dakota, où personnages fictifs et célébrités bien réelles, comme Andy Warhol, John Lennon, Lauren Bacall, Patti Smith, Lou Reed et bien d’autres encore vont se croiser… Dans ce huis clos ouaté et luxueux, les vies des résidents se juxtaposent et s’entremêlent pour notre plus grand bonheur.

 

Ce qui m’a frappé en lisant votre roman, c’est qu’il tranche sur ceux que vous avez écrits jusqu’à présent. Le ton, le style et la thématique en sont très différents. On est loin du Monde d’Hannah ou du Gardien de nos frères, dont la toile de fond était la guerre et la Shoah. Pourquoi avoir choisi le New York des années 1970 comme décor ? En quoi cette décennie spécifique est-elle inspirante pour vous ?

Vous avez raison, de la résistance et l’immédiat après-guerre à la décennie 1970 à New York, j’ai franchi un continent et une génération ! J’ai vécu aux États-Unis pendant quatre ans pour terminer mes études et je suis arrivée à New York en 1984, donc peu de temps après la période que je décris, une période dangereuse mais créative et sexy, si j’ose dire.

J’avais envie de revisiter la ville littérairement et de situer mon action en faisant résonner la vie de plusieurs New-Yorkais, de retrouver cette énergie que l’on ne trouve qu’à Manhattan.

 

Votre texte s’apparente à un roman choral construit autour d’un immeuble new-yorkais très singulier qui tient presque la place d’un personnage. Pouvez-vous nous dire quelques mots du fameux Dakota, situé au 1 West 72 th Rue à Manhattan ?

Le Dakota est un immeuble conçu en 1884 par un homme, Edward Clark, qui avait fait fortune dans les machines à coudre Singer. Son intuition géniale ? New York allait se développer et les maisons individuelles ne suffiraient plus. Les classes moyennes accepteraient, à la différence des riches, d’habiter dans un immeuble d’habitation. Le Dakota, qui se situe sur Central Park, à la hauteur de la 72e rue, a coûté un million de dollars, une somme faramineuse pour l’époque. Très tôt, ses quatre-vingt-treize appartements, tous différents, allaient attirer les New-Yorkais avec leurs cheminées en acajou, une hauteur sous plafond incroyable. Il faut dire que 150 personnes veillaient au bien-être des résidents, il y avait un restaurant, un terrain de cricket et un jardin sur le toit ! Des célébrités que l’on n’appelait pas encore people ont commencé à s’y installer. Le West Side, autrefois quartier éloigné et désolé, est devenu, grâce au Dakota, un quartier résidentiel recherché.

 

Je vous sais également journaliste, comment vous êtes-vous documentée sur cet immeuble ? Avez-vous, selon votre habitude, mené vous-même l’enquête sur place ?

Oui, je suis grand reporter et j’aime mener une enquête assez approfondie sur tous mes sujets. Ici, j’ai travaillé à partir de cartes, de photos datant de la construction de l’immeuble, d’articles de journaux et de livres. Et surtout, j’ai pu pénétrer à deux reprises au Dakota, ce qui est impossible sauf à y être invitée, et j’ai pris en cachette plein de photos des couloirs, de la cour. J’ai enfin parlé à des résidents qui y vivent, y travaillent, à une trentaine de New-Yorkais qui avaient vécu les 70’s. Je me suis beaucoup amusée à travailler sur cet immeuble mythique de New York.

 

À la suite d’une rixe qui fut mortelle à son meilleur ami, le narrateur, un jeune noir de Harlem du nom de Shawn Pepperdine est contraint de se réfugier dans les sous-sols de cet immeuble hyper luxueux. Il en deviendra l’un des employés et c’est donc par ses yeux, que la vie de ses habitants nous est racontée. À cet égard, vous mettez en scène avec brio des personnages fictionnels et des personnages célèbres qui ont réellement vécu au Dakota. Pouvez-vous nous parler de quelques-unes de ces célébrités ?

Il y en a eu tellement ! En 1891, Tchaïkovski est venu y dormir. Puis, Judy Halliday, Judy Garland y achètent un appartement. Lauren Bacall s’est installée en 1961, Rudolph Noureev après, ainsi que Leonard Bernstein, le père de West Side Story. Polanski a filmé le Dakota pour son film Rosemary’s baby… Et John Lennon a acheté un appartement en 1972, il en achètera d’autres dans cet immeuble où il est assassiné le 8 décembre 1980. Pour ces célébrités, le Dakota représente un endroit où se retrouver, l’assurance d’un bon service comme à l’hôtel ou dans un château, sans en payer le prix, tout cela en plein New York.

 

Si vous ne deviez choisir qu’un people parmi ceux ayant résidé au Dakota, à qui irait votre préférence ?

Sûrement à Lauren Bacall qui y a élevé sa famille depuis les années 1960 et y est morte à l’été 2014. À l’origine, je voulais d’ailleurs écrire sur elle, son mariage à 20 ans avec Bogart, son rôle contre Mac Carthy mais, plus je progressais, plus je trouvais que son immeuble, le Dakota, était un personnage à part entière d’une histoire. Je me suis souvenue de l’immeuble Yacoubian de Alaa El Aswany, mais aussi de l’immeuble que je décris dans Le monde d’Hannah et je me suis lancée dans l’aventure.

 

Le roman aborde également les thèmes du racisme et du sexisme, très présents dans les États-Unis des années 1970, et l’on retrouve là un ton plus engagé qui dénonce ces écueils à travers les personnages qui en sont victimes…

Oui, les années 1970 sont des années de luttes, que ce soit pour le féminisme avec Susan Sontag et Gloria Steinheim, que celles contre la guerre du Vietnam, le racisme. Nous sommes après Luther King, après les Panthères noires, les émeutes se succèdent dans l’Amérique noire. J’ai voulu, avec mon personnage de Shawn, montrer la colère mais aussi l’espoir de la jeunesse noire qui cherche par tous les moyens à obtenir l’égalité réelle après celle des droits civiques acquis une décennie auparavant. Shawn représente cet espoir, cette volonté de s’en sortir, il fait partie de ceux qui innovent, puisqu’il est le premier portier noir du Dakota, un immeuble réservé aux « rich and famous ».

 

Je reviens un instant sur la construction de votre roman et, plus particulièrement, sur votre façon très réussie de mêler de multiples histoires qui se juxtaposent ou s’imbriquent au sein de la narration pour lui donner beaucoup du rythme. Ce procédé m’a fait penser aux Chroniques de San Francisco d’Armistead Maupin. Les avez-vous lues ? On peut aussi songer au meilleur des séries américaines. Était-ce voulu de votre part ?

Oui, je suis une grande admiratrice de Maupin et j’y ai évidemment pensé. L’immeuble est un passage intéressant de la littérature : il oblige à un resserrement dans l’espace, à une unité de lieu. J’ai conçu en effet le livre un peu comme l’auteur des Chroniques de San Francisco, avec un roman choral où les voix des différents résidents s’entremêlent.

Par ailleurs, j’ai voulu en effet me situer dans un registre proche de celui des séries, avec des chapitres courts qui contiennent chacun une mini histoire, comme un épisode. Nous couvrons ainsi dix ans de la vie de cet immeuble, qui recèle le meilleur et le pire de l’Amérique. Au Dakota, il se passe toujours quelque chose et chaque fenêtre ouvre sur un théâtre.

 

Propos recueillis par Cécilia Dutter (mars 2017)

© Photo : Yannick Coupellec

 

Ariane Bois, Dakota Song, Belfond, mars 2017, 441 pages, 20 €

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