Interview. Alexis Ruset : "J'ai toujours été attentif au langage"

Comment travaillez-vous ? Parlez-vous « vosgien » dans le texte ?! D’où vient ce riche arrière-plan que nous trouvons dans votre dernier roman paru : Pour que la Mort ne crie pas victoire ?

Dans les années 50, je passais toutes les vacances scolaires chez ma tante, qui exploitait une petite ferme dans les Hautes-Vosges avec un mari souffreteux, gazé à Ypres en 1915 et fier de sa médaille militaire. De là vient la connaissance intime du milieu que je dépeins dans le roman. Le vosgien était encore couramment pratiqué dans ces lieux reculés. Léa, prénom que j'ai repris pour la sœur d'Octave, le parlait aussi bien que le français et mêlait les deux dans un sabir savoureux. À Nancy, où j'habitais, ma mère émaillait son propos de mots venant de son hameau natal quand elle conversait avec des gens de la campagne, car le vosgien n'est qu'une variété dialectale du patois lorrain. Linguiste de formation, j'ai toujours été attentif au langage. J'ai vite senti que je ne pouvais pas camper l'intrigue dans des lieux inspirés de ceux de mon enfance en faisant parler autrement les personnages les plus typés. Les réminiscences m'ont servi. Pour m'assurer de leur exactitude et les compléter, j'ai consulté les lexiques élaborés par des Lorrains soucieux de sauvegarder leur patrimoine linguistique.


Le personnage d’Octave, jeune forgeron qui devra prendre part à la guerre de 14, vous a-t-il paru tout à fait vraisemblable lorsque vous l’avez créé ? 

Il m'a paru d'autant plus vraisemblable qu'il s'inspire d'une personne réelle. Mon parrain était forgeron. La forge que j'ai décrite était à peu près la sienne. C'était une force de la nature comme Octave. Comme lui, il n'était pas bagarreur mais ne se dérobait pas si on le cherchait. Comme lui, il n'aimait pas non plus qu'on s'en prît aux plus faibles. Il a aussi fait la guerre dans les dragons, mais c'était en 1940. Il n'a pas été tué, mais fait prisonnier. La religion catholique était prégnante en 1914 dans toutes les couches de la population. Ma grand-mère maternelle était très pieuse. Le conflit que vit Octave, entre le désir de vengeance que lui inspirent les fins tragiques de son protégé et de son père d'une part, le pardon que lui dicte la foi héritée de sa mère d'autre part, trouve sa vérité dans ce contexte. L'obsession de la Mort, qu'il veut défier comme une personne, tient aussi au quotidien des Poilus. N'oublions pas qu'ils vivaient chaque jour avec Elle à leurs trousses et qu'ils en parlaient comme d'une allégorie menaçante, la Faucheuse.

 

Bien sûr, votre style permet d’emporter le lecteur où vous le souhaitez. Mais l’excès de spécificités, disons : régionales, ne pourrait-il nuire à votre narration ?

D'une façon générale, je ne pense pas que la couleur locale puisse nuire dès lors qu'elle n'est pas plaquée artificiellement sur la narration. En l'espèce, le décor qu'elle plante donne du corps au récit. Les ressorts de l'intrigue sont universels et ses résonances actuelles, en particulier la peur des différences, qui transcende jusqu'à aujourd'hui les générations. Par conséquent, l'originalité du roman doit beaucoup au contexte historique et à l'enracinement régional, qui complètent l'imaginaire pour créer une atmosphère. En outre, l'action se situant en des temps déjà lointains, l'évolution qu'ont connue depuis les mœurs et les sensibilités justifiait une reconstitution littéraire de l'époque et des mœurs.


Un siècle après, sommes-nous encore soumis à ce traumatisme : ce n’était pas « une » guerre, c’était « la Grande Guerre » ?

La guerre de 14-18 reste "la Grande Guerre" dans la mémoire collective des Français parce qu'elle a frappé, plus que la précédente et la suivante, la quasi-totalité des villes, des villages et des familles françaises. Tous les régiments ou presque sont passés par Verdun, où meurt d'ailleurs Octave. Les commémorations dont fait l'objet le centenaire de cette guerre longue, douloureuse et meurtrière, montrent la résilience du traumatisme qu'elle a causé.  J'ai voulu, dans le roman, donner la parole aux miens, humbles paysans lorrains, qui ont comme tant d'autres payé de leurs vies minuscules la folie des puissants.

 

Avez-vous écrit de la poésie (il s’en trouve déjà dans Pour que la Mort ne crie pas victoire) ?

J'aime la poésie et j'en suis nourri. Je n'en écris pas en tant que telle, mais elle vient naturellement se mêler à la prose sous ma plume.

 

Envisagez-vous que votre roman soit adapté au cinéma et, si oui, quelles exigences formuleriez-vous ?

Je n'y ai pas pensé, cela me dépasse, mais à la réflexion une adaptation me paraît possible sans dénaturer le roman.

 

Travaillez- vous déjà sur votre prochain roman ?

 Je mets actuellement la dernière main à la suite de Pour que la mort ne crie pas victoire. Elle raconte le destin des enfants de Léa et de Gascon dans le contexte de la Seconde guerre mondiale, où les familles se déchiraient entre de Gaulle et Pétain. 

         

Pourriez-vous écrire un roman qui touche un sujet contemporain, voire même : un conflit contemporain ? La Syrie, les Karens, le Darfour ?

J'ai en projet un troisième roman qui aurait cette fois pour cadre les conflits ayant affecté la France durant la seconde moitié du siècle passé jusqu'à aujourd'hui, c'est-à-dire des guerres coloniales au terrorisme et Daech. Le triptyque ainsi réalisé constituerait la toile de fond d'une saga qui a débuté avec Octave et Léa.


Propos recueillis par Bertrand du Chambon (mars 2017)

 

Alexis Ruset, Pour que la mort ne crie pas victoire, Éditions Zinedi, janvier 2017, 213 pages. 19 €.

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.