Marc Bressant. Un si petit territoire (et de si vastes perspectives)

Les romans de Marc Bressant (publiés pour la plupart chez de Fallois)  présentent cette caractéristique commune qu’ils se prêtent à plusieurs niveaux de lecture. Les réduire à de simples romans historiques, si bien conduits, si remarquables soient-ils comme l’attestent plusieurs récompenses (prix Jean Giono pour L’Anniversaire en 1993, grand prix du Roman de l’Académie française en 2009 pour La Dernière Conférence), serait méconnaître qu’ils s’ouvrent sur de plus vastes interprétations. Sans aller jusqu’au sens anagogique prêté aux oeuvres inspirées par le sacré, l’observation des faits ou la fiction s’y ouvrent sur des considérations, ouvrent des perspectives qui dépassent la simple anecdote et la seule trame romanesque.

C’est que Marc Bressant connaît de l’intérieur, pour y avoir exercé des fonctions, les milieux de la diplomatie et de la politique. Ambassadeur en Suède après avoir occupé plusieurs postes en Asie et en Afrique, il était on ne peut mieux placé pour observer, analyser tenants et aboutissants, livrer enfin le fruit de sa réflexion.

Ainsi dans La Citerne, publié en 2009, s’appuie-t-il sur son expérience de jeune sous-officier du contingent appelé dans un village isolé pour y maintenir l’ordre, durant la guerre d’Algérie. Les faits qu’il rapporte, pour ainsi dire d’après nature, présentent une valeur de témoignage. Surtout, ils invitent à revenir sur un épisode tragique de notre histoire pour reconsidérer les interprétations divergentes qui en ont été données. Pour revenir sur les vérités officielles de l’un et l’autre camp, les conclusions hâtives qu’il convient de remettre en cause. Fût-ce au prix de douloureuses prises de conscience.

Dans Un si petit territoire, l’auteur procède d’une manière quelque peu analogue. Il part d’une situation historique bien réelle, la situation de l’Europe au lendemain de Waterloo. Il s’agit alors de reconstruire les limites entre pays, bouleversées par la guerre. Ce à quoi s’emploiera le congrès d’Aix-la-Chapelle, en 1818. Pour l’heure, en 1816, Prussiens et Néerlandais n’arrivent pas à se mettre d’accord sur le tracé d’une partie de la frontière entre leurs pays respectifs. Partie infinitésimale, insignifiante même, en apparence. Proche de la ville de Schengen qui jouera, mais bien plus tard, son rôle dans l’Histoire. Pierre d’achoppement, la commune de Moresnet. Elle a pour particularité de recéler le plus riche gisement de zinc de toute l’Europe, un minerai précieux à l’orée de l’essor industriel. De quoi attiser toutes les convoitises, susciter les antagonismes et attiser les conflits.

Deux jeunes gens d’à peine vingt ans, l’un Prussien, l’autre  Hollandais, sont mandatés par leurs souverains pour décider ensemble du sort de la petite commune. Leur confrontation pourrait être explosive. Il n’en sera rien. Au contraire, une solide amitié va immédiatement se nouer entre eux. Elle se développera au fil des jours et c’est en commun qu’ils prendront une décision capitale : faire de Moresnet un territoire neutre. Tel est le point de départ.

Dès lors, la fiction et l’Histoire se rejoignent, s’imbriquent. Certes, ce territoire neutre a bel et bien existé. Il a même été entériné par l’article 17 du Traité des limites, signé à Aix-la-Chapelle. Un triangle de moins de quatre kilomètres carrés dont l’indépendance durera jusqu’à son annexion par l’Empire allemand, en 1915. Il sera par la suite attribué à la Belgique. Sur ce tremplin, l’imagination du romancier prend son essor. Le lecteur est entraîné dans un siècle de péripéties de toutes natures. Devenu la plus grande entreprise minière du continent, Moresnet, qui ne dispose, par son statut de neutralité, ni de militaires, ni de juges, ni de policiers, va attirer toutes les convoitises et devenir, au fil des ans, le refuge des révolutionnaires et des utopistes de tout poil. Sans compter les manœuvres des hommes d’affaires, des diplomates et des espions. Et les intrigues amoureuses propres à compliquer encore la situation.

Ses deux créateurs, devenus, donc, les meilleurs amis du monde, veillent jalousement sur cet Eldorado. L’un et l’autre se sont illustrés dans les combats. L’un et l’autre, las des guerres interminables, aspirent à la paix. Non seulement ils s’érigent en protecteurs de leur œuvre commune, mais transmettent à leurs héritiers la passion qu’ils vouent à ce territoire singulier. C’est ainsi que ces derniers vont poursuivre l’aventure, avec des bonheurs divers. Jusqu’à la disparition d’un lieu qui relevait de l’utopie, dans le sens que Thomas More attribuait au terme qu’il avait créé.

On mesure combien cet ouvrage à la dimension de fresque historique échappe à une définition étroite. Ses enjeux sont multiples. Il relate des faits historiques, mais en développe les harmoniques, leur assigne un rôle qui sollicite chez son lecteur non seulement l’intérêt, mais la réflexion. Séduisants, ses héros, campés avec allégresse. Ils attirent une sympathie spontanée. Les aventures de tous ordres qui peuplent le récit sont propres à passionner. Voilà qui contribue indéniablement à la réussite du roman.

Tout autres, cependant, les résonances du récit. Utopie, sans doute, comme dit plus haut. Mais aussi fable ou parabole. Invitation, surtout, à se poser des questions essentielles : et si la construction européenne, plus que jamais à l’ordre du jour, s’inspirait d’une réalisation éphémère, certes, mais porteuse d’espoir ? Et si la volonté de paix, la coopération se révélaient, au bout du compte, plus efficaces que la compétition, fût-elle, au moins en apparence, pacifique ? L’auteur, bien entendu, ne fournit pas de réponse. Il ouvre des voies, suggère des pistes.

On n’en infèrera pas, pour autant, qu’il s’agit d’un livre austère. Un de ces romans à thèse qui abondent encore de nos jours. Il est, à l’inverse, traversé d’allégresse. L’humour y affleure en plus d’un passage. Quant au style, soutenu et léger à la fois, il dénote, tout au long des quelque cent trente-huit chapitres prestement menés, un écrivain de talent. Maître de son art, singulièrement dans les dialogues, dans l’art de camper des personnages en leur conférant une épaisseur psychologique indéniable. Tout ce qui signe un livre réussi.

Jacques Aboucaya

Un si petit territoire, de Marc Bressant. De Fallois, avril 2017, 414 p., 22 €

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