Grenadier-Voltigeur : Alain Paucard en campagne

Alain Paucard est un homme surprenant. Et même paradoxal. Il préside à vie le Club des Ronchons, dont la devise est « en arrière toute ! » (c’est du reste le titre d’un des recueils collectifs publiés par cette honorable confrérie). Jusque là, rien d’extraordinaire, sinon que la direction clairement indiquée et revendiquée ne laisse aucun doute sur les intentions : se livrer à une critique dirimante de l’époque, de ses aberrations, de ses absurdités, de ses laideurs, pour mieux glorifier le passé. Le réhabiliter. Mettre en valeur ses trésors oubliés ou négligés. Bref, une vision résolument nostalgique. Le parti pris d’abhorrer tout ce que notre temps adore. Comment ne pas embrasser une telle cause, quand elle est défendue avec talent – ce qui est le cas ?

Il faut ajouter que l’œuvre de Paucard lui-même, ses essais (Les Criminels du béton, Paris, c’est foutu, La Crétinisation par la culture, Manuel de résistance à l’art contemporain…) comme ses romans (Tirez sur l’architecte), va dans le même sens. Même détestation de ce que l’on ne saurait sans abus nommer « civilisation » actuelle. Semblable regret, celui de temps révolus où la beauté avait sa place. Avec le calme, le luxe et la volupté. Dernière précision, l’homme met sa vie quotidienne en accord avec ses théories. Chez lui, pas d’ordinateur. Pas de téléphone portable. La même horreur de toutes les inventions contemporaines, considérées comme autant de facteurs d’asservissement.

Or – et là réside tout le paradoxe – voilà que cet amoureux des livres et de la tradition fait sécession. Anticipe la fin du livre-papier, concurrencé par les tablettes et autres liseuses. Quitte la galaxie Gutenberg. Choisit la publication virtuelle, cette « e-édition » qui en est chez nous à ses balbutiements (Marc-Edouard Nabe en fut, en 2010, l’un des  précurseurs en éditant lui-même ses écrits sur Internet). Bref, se situe résolument à l’avant-garde. Décision surprenante. Il évoque, certes, plusieurs raisons recevables : le manuscrit de Grenadier-Voltigeur a été refusé par dix éditeurs, « et pas des moindres ». Ce roman a pourtant été écrit deux ans avant la parution de Soumission de Michel Houellebecq, publié chez Flammarion. On mesure la déception. L’amertume, voire la rancœur, dans la mesure où le thème abordé présente bien des parentés avec celui du roman de Houellebecq qui lui est postérieur.

Car, et c’est le second sujet de perplexité, Alain Paucard, situe l’action de son livre en 2024. Un futur proche, certes, mais enfin, le futur.  Délaissant le passé, il se tourne vers ce qui s’apparente de près à la politique fiction. A l’époque où il situe son roman, la situation est préoccupante. Non une fièvre passagère, mais « une maladie grave, consubstantielle à l’organisation que l’Europe s’était donnée, qui n’tait en fait qu’un conglomérat d’arbrisseaux de nature différente, alors qu’il aurait fallu le tronc solide d’un arbre centenaire ». Il faut y ajouter un délitement général causé par la perte des valeurs, les abdications successives  comme, par exemple, le laxisme face au fléau de la drogue. Le lieutenant Cyrille livre, pour sa part, son interprétation personnelle : « Tout a commencé quand nous avons tué le Père, il y a deux cent trente-et un ans, et que, depuis, nous refoulons son assassinat avec deux rémissions seulement : Napoléon III (vingt ans) et Charles De Gaulle (dix ans). »

Sans dévoiler la trame, et encore moins le dénouement, précisons que l’action se situe en Bourgogne, non loin d’Auxerre. Peu après la bataille de Melun qui reste, n’en doutons pas, dans toutes les mémoires. Nous sommes en pleine guerre et il s’agit de défendre un point stratégique de grande importance : un village traversé par plusieurs routes et dominé par une colline, point d’observation idéal pour détecter une attaque ennemie ou déjouer une tentative d’embuscade.

Pour ce faire, une poignée d’hommes, sous le commandement du lieutenant Cyrille. Et aussi deux femmes. L’une, Solange, logeuse occasionnelle et idéal repos du guerrier. L’autre, Christiane, fin stratège, rompue aux techniques de la guérilla, venue prêter main forte à la petite escouade. Sans compter des comparses, tel Charles, maire du village, soucieux avant tout de la tranquillité de ses administrés. Ou encore Karl, Serge et Grigori, Maurice le mitrailleur, tous enrôlés plus ou moins à leur corps défendant dans une aventure qui les dépasse. Certains ont l’expérience acquise au cours de conflits précédents. D’autres sont en retard d’une guerre parce qu’ils s’en tiennent à des théories surannées, coupées de la  réalité.

Une aventure jalonnée d’escarmouches, de morts, de blessés. Chacun des protagonistes narre ce qu’il est en train de vivre, décrit la situation telle qu’il la perçoit, livre ses propres réflexions, dictées par son rôle, la mission dont il est investi ou ses propres sentiments. Un entrelacs de monologues et de dialogues. Un kaléidoscope de points de vue contradictoires ou complémentaires. Jusqu’à l’épilogue, tragique. Il consacre la victoire inéluctable du fatum auquel nous, pauvres humains, sommes soumis.

Nous sommes quelque part entre le Nimier du Hussard Bleu et le Désert des Tartares de Buzzati. Du premier, on retrouve les personnages contrastés, dotés chacun d’un caractère original. Du second, le climat oppressant. L’attente d’une action indéfiniment différée et que l’on sent pourtant inéluctable. Au fil de ce qu’il faut bien continuer à appeler des pages, les acteurs du drame évoluent. Ils acquièrent vérité et densité psychologiques.

En ce domaine, Alain Paucard excelle. Il possède, outre ses qualités intrinsèques d’écrivain sur lesquelles il est superflu de revenir, des connaissances certaines dans le domaine militaire et stratégique. Ttant et si bien que sa fiction, nourrie en partie de sa propre expérience, s’apparente souvent aux « choses vues ». On ne sera pas surpris qu’il porte à l’occasion, sur notre monde décadent, un regard acéré de moraliste. C’est dans sa nature.  Son livre prend ainsi valeur de parabole, ou d’apologue. Voire de prophétie. Son meilleur roman ? Je ne suis, pour ma part, pas loin de le penser. Mais à titre provisoire. Car ce diable d’homme est si imprévisible qu’il nous réserve encore, à coup sûr, bien des surprises…

Jacques Aboucaya

Alain Paucard, Grenadier-Voltigeur, éd. Le Kiosque libre, 2016, (www.kiosque libre.fr), 120 p., 6,99 €

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.