Georges-Olivier Châteaureynaud. Extrait de : Aucun été n’est éternel

 

EXTRAIT >

Athènes

Dans son innocence, Aymon n’avait pas soupçonné qu’on puisse être amants par intervalles. Cécile ne faisait que se prêter de temps à autre. Tant que ce n’était qu’à lui il n’en souffrait pas. Elle lui ouvrait quand ça lui chantait un accès temporaire à sa personne. Il s’en contentait. Comme un enfant bien élevé, il s’interdisait de quémander.

Ils n’étaient plus seuls. Ce qui aurait pu tourner à l’aigre chez Aymon se détendit. La présence autour d’eux de nouveaux amis apportait à cette liaison en pointillé une heureuse diversion. En peu de jours ils étaient entrés dans une petite bande bigarrée qui colonisait les ruelles du vieux Plaka et les contreforts de l’Acropole. Garçons et filles, Anglais, Américains, Allemands, Hollandais, Français, quelques jeunes Grecs du voisinage, ils avaient dix-huit, vingt, vingt-cinq ans au maximum. Vêtus de jeans rapiécés, chemise ouverte, les pieds nus dans leurs tongs ou leurs espadrilles, ils traînaient joyeusement sous le grand squelette de marbre.

Aymon n’aurait été qu’à moitié surpris de découvrir parmi eux le beatnik qui mendiait dans la gare, à Paris, le soir de son départ. C’était bien la même humanité, qui se définissait d’abord par la jeunesse et l’oisiveté. On se liait aisément. Quelques paroles échangées, un paquet de cigarettes tendu, dans lequel plusieurs mains piochaient, et c’était comme si on s’était toujours connus. Une vie communautaire s’organisait autour de quelques points de chute, une épicerie qui faisait son chiffre avec la tribu, un bureau de l’American Express, une gargote accueillante, une placette où un arbre poussiéreux dispensait son ombre au-dessus de deux bancs de pierre, deux auberges de jeunesse dont celle où logeaient Aymon et Cécile, un grand appartement vétuste rue Epicharmou, meublé de matelas à même le sol et de canapés défoncés, et dont nul ne savait au juste qui payait le loyer... Il y avait des figures de proue. Dans la main d’Heinz, un Autrichien superbe, blond comme Wotan, la plupart des filles venaient tour à tour picorer. Phénix à éclipses, il disparaissait, réapparaissait à sa convenance, sans jamais crier gare. Il fournissait en copain rétribué tout ce qui se fumait, s’avalait, se sniffait ou s’injectait. Aymon, hier encore lycéen clean, compta bientôt parmi ses clients occasionnels. Il avait peur des piqûres et s’en tenait au haschisch. Quand il avait fumé, il oubliait les effluves de camphre de la chambre d’Eudes, comme si le vent entrant dans sa mémoire par une fenêtre soudain grande ouverte les avait dissipés. Mais c’étaient d’abord Kilian et sa guitare qui avaient attiré les nouveaux arrivants. Il jouait, assis à l’ombre sur un des bancs de pierre de la petite place. Aymon et Cécile s’étaient joints au cercle entourant le musicien. Au plus près de lui, la guitare entre les cuisses, des garçons admiratifs gardaient les yeux rivés sur ses mains et s’efforçaient de mémoriser ses accords. Des applaudissements saluèrent la fin du morceau, aussitôt suivi d’un autre, inconnu d’Aymon, mais non du public, car accueilli dès les premières notes par un murmure approbateur. Kilian – Aymon et Cécile n’allaient pas tarder à apprendre son nom – portait au pouce, à l’index et au majeur de la main droite des onglets en fer. Pour un troisième morceau, il changea rapidement d’accordage, glissa à l’auriculaire de sa main gauche un épais goulot de bouteille scié, en verre opaque, dont il tirait, en le faisant glisser sur les cordes d’acier de son instrument, des sonorités saisissantes. D’abord plus fasciné par son jeu que par sa personne, Aymon ne remarqua qu’un peu plus tard la décoloration de la peau de son cou et de la partie droite de son visage. À l’évidence, il s’agissait de brûlures anciennes. Les mains étaient intactes, mais une chemise à manches longues, boutonnée haut en dépit de la chaleur, et une casquette enfoncée sur le crâne pouvaient cacher d’autres cicatrices.

Tous, dans l’assistance, n’appartenaient pas à la faune habituelle du lieu. Beaucoup passèrent leur chemin au bout d’un temps, non sans laisser un peu d’argent dans une casquette que faisait circuler un assistant aux sourcils froncés, à l’œil droit cerclé d’un coquard bleuâtre. Aymon et Cécile les imitèrent, mais le soir même, sans s’être concertés, ils revinrent rôder de ce côté. Le busker était toujours là, encore entouré de quelques fidèles. Sa guitare mise à l’abri dans un étui éraflé, aux bords consolidés au moyen de ruban adhésif, il comptait sa recette. C’est alors qu’Aymon et Cécile entendirent quelqu’un l’appeler Kilian. Les deux bancs étaient occupés. Ils s’assirent par terre. Kilian confia ses gains au garçon au visage marqué d’un poche-œil en voie de résorption. Comme celui-ci, trésorier, secrétaire ou imprésario d’un artiste va-nu-pieds, rangeait les drachmes récoltées dans une bourse en tissu marron fermant par un cordon, Aymon aperçut sur le dos de sa main droite, semblable aux pattes à demi repliées d’une grosse araignée noire, un svastika. Il se demanda si ce tatouage provocateur devait être rapproché du coquard. Il lança à Cécile un regard intrigué. Celle-ci avait vu le tatouage elle aussi. Elle eut une moue de dégoût. Aymon esquissa un haussement d’épaules. Il sortit son paquet de cigarettes. Une frêle jeune femme lui sourit d’un air intéressé. Il lui en offrit une, et d’autres mains se tendirent. On parla, en anglais, d’un concert gratuit le lendemain soir, des contrôles d’identité auxquels la police grecque se livrait plus souvent ces temps-ci... La fraternisation n’alla pas plus loin pour cette fois. Quand le petit groupe leva le camp, Aymon et Cécile n’osèrent pas s’incruster, mais ils revinrent les jours suivants, à l’heure où on leur avait dit que Kilian jouait au pied de l’arbre, et laissèrent libéralement circuler leurs paquets de cigarettes.

La vie était douce au cœur de l’été. Athènes s’était vite peuplée de visages familiers. Heinz, d’abord absent, avait fait son apparition. On ne jurait que par lui. Toujours souriant et chaleureux, il dispensait autour de lui bonne humeur et substances diverses. Il dealait jovialement. Ses clients étaient ses amis, ses amis ses clients. Les filles, que sa stature et sa blondeur chaviraient, trouvaient auprès de lui des facilités de paiement. Il savait se dévouer aussi. Gentil organisateur de voyages intérieurs, quand un trip tournait mal il ramenait à force de rames le gentil membre en difficulté au port.

La maigrichonne qui avait tapé Aymon d’une cigarette le premier soir était une Anglaise à l’extrême bord de l’anorexie. Elle s’appelait Anji. Kilian savait jouer Anji. Tous les musicos s’évertuaient à maîtriser ce morceau. Ici, lui seul y parvenait tout à fait. Quand Anji était là, il le lui dédiait d’un mouvement de tête. Alliés à sa maigreur, les yeux de la fille, trop grands pour son menu visage triangulaire, lui donnaient des airs de chatte de gouttière. Elle se refusait avec un sourire las quand un prétendant se présentait. S’il insistait, elle le traitait de nécrophile et lui tournait le dos. Elle comptait sans doute parmi ceux et celles qui recevaient des subsides de leur famille, car elle n’avait besoin de recourir à aucun expédient pour se nourrir si peu que ce soit, ni pour se fournir en herbe auprès d’Heinz. Elle ne dormait pas à l’auberge de jeunesse. Elle habitait rue Omirou, disait-on, sous le Lycabète, et n’y invitait jamais personne.

Il y avait Stella, Grete, Don, Mitch, Nikos, Crevard... Le vrai nom de Crevard, si quelques-uns l’avaient jamais su ils l’avaient oublié. Son nom, son prénom, s’étaient usés comme le fond de son pantalon sur les bancs et les bordures de trottoir de Plaka, sur les blocs érodés et les fragments de colonnes gisant çà et là aux abords de l’Olympiéion ou de l’agora. Ne restait que ce surnom, « Crevard ». On ne savait depuis combien de temps il zonait ici. Il avait été là avant Heinz, avant Kilian, avant tout le monde, avant Périclès, blaguaient certains. On le croyait monégasque, ou luxembourgeois. On était sûr qu’il était bègue, crasseux, éternellement en manque de tout. Les yeux fiévreux derrière des lunettes de myope aux verres rayés, aux montures rafistolées avec du scotch, les dents précocement pourries, il rôdait à la lisière du groupe, jamais trop près, jamais très loin, exécutant toute course dont on voulait bien le charger, gagnant ici une cigarette, là une barquette de frites ou une canette de bière, le droit de tirer sur un joint. Mais ce qu’il attendait vraiment, c’était les commissions que lui confiait Heinz, des livraisons qu’il aurait pu payer d’années de prison, ou pire, car il y avait aussi une pègre autochtone, et que l’Autrichien récompensait d’une barrette.

© Grasset 2017

© Photo : JF Paga

 

Quatrième de couverture > 1965 : le moment beatnik avant le déferlement hippie. Déjà la jeunesse brûle de rompre avec « l’Europe aux anciens parapets » et de larguer les amarres. Aymon a dix-huit ans. « Fils de vieux » élevé dans du coton, il étouffe entre un père mourant et une mère trop possessive. C’est l’été, mais les vacances ne sont qu’un prétexte. La vie appelle Aymon en Grèce. Là-bas, il découvre pêle-mêle la liberté, le sexe, l’amitié, la musique et la drogue. Il se joint à une petite bande qui mène sous l’Acropole une vie d’oiseaux sur la branche. Il y a Crevard, authentique routard famélique, Heinz le dealer-copain, Anji l’anorexique aux trois overdoses, le busker Kilian, guitariste surdoué aux « grandes espérances », son acolyte Naze, néo-nazi ingénu, personnage insolite parmi ces freaks libertaires, porteur d’un svastika tatoué sur le dos de la main droite... Aymon s’affranchit peu à peu du groupe qui se démembre pour « tailler la route ». Après Athènes il y aura Tanger, puis Londres, où le folk boom éclate dans une éclosion de talents musicaux. Mais aucun été n’est éternel : il faudra bien, un jour de rêve fracassé, qu’Aymon regagne Paris et affronte la vie, la vraie, et le drame qu’en partant il a laissé derrière lui.

Né en 1947 à Paris, Georges-Olivier Châteaureynaud est nouvelliste et romancier. Il a notamment publié, chez Grasset, La Faculté des songes (prix Renaudot 1982), Singe savant tabassé par deux clowns (Bourse Goncourt de la nouvelle 2005), L'Autre Rive (Grand prix de l'Imaginaire 2007), La Vie nous regarde passer (2011), et Le Goût de l'ombre en 2016.

Pages choisies par Annick Geille

Georges-Olivier Châteaureynaud, Aucun été n’est éternel, Grasset, mai 2017, 336 pages, 20 €

> Lire la critique de Aucun été n'est éternel par Patricia Reznikov

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