Lorraine Fouchet. Extrait de : Les Couleurs de la Vie

EXTRAIT>

Un téléphone sonne. Il y en a trois : la ligne fixe, le portable et la ligne intérieure du Cercle, avec trois sonneries différentes. Gilonne n’y répond plus, elle tourne le dos. Je réponds, ça fait partie de mon job.

– Allô ?

– Gilonne ?

Une voix âgée avec une pointe d’accent étranger.

– Madame est descendue au restaurant. Je suis Kim.

J’ai l’impression de jouer un rôle de soubrette victorienne au cinéma. Il y a une semaine, je rangeais la presse dans mon île. Dire « madame » est presque un jeu.

– Bonjour mademoiselle, je suis Vivi, une amie d’enfance de Gilonne. J’habite aux États-Unis, mais je suis en France pour quelques jours. La lettre que je lui ai envoyée à Nice m’est revenue. Elle a déménagé ?

– Oui. Elle habite à Antibes maintenant.

– Pas au cap, tout de même ? Là où son frère...

Elle ne termine pas sa phrase.

– Madame a emménagé dans une résidence services il y a six mois, dis-je.

– Elle s’engueule avec tout le monde ?

– Pas que je sache, fais-je sur un ton neutre.

– Vous êtes d’une discrétion exemplaire ou bien je me suis trompée de numéro ! Je connais la bête, vous savez !

– Madame vous rappellera. Elle est descendue déjeuner avec son fils.

Silence à l’autre bout du fil. Puis :

– Pardon ?

Je répète poliment :

– Elle est descendue déjeuner avec son fils.

– Avec Côme ?

– Oui. Ils vont remonter d’ici une heure.

– Ça m’étonnerait, mademoiselle, dit Vivi d’une voix rauque.

Décidément, cette femme est bizarre. Elle perd peut-être ses repères, elle aussi.

– Pourquoi ?

Je ne peux pas deviner ce qui va suivre. Vivi lâche sa bombe.

– « Amoinkiliéunrestolao », dit-elle d’une traite.

– Pardon ?

– À-moins-qu’il-y-ait-un-restaurant-là-haut, je ne vois pas comment Gilonne pourrait déjeuner avec Côme, articule Vivi en détachant et martelant ses mots. Vu qu’il s’est noyé à Nice il y a deux ans.

– Quoi ?!

– On l’a trouvé un matin au fond de la piscine. Lorsqu’on l’a sorti de l’eau, c’était trop tard. Gilonne était là, ça l’a brisée. Et aussi Irène, la fiancée de Côme, ils allaient se marier. Côme était mon filleul, mademoiselle. Je suis venue à son enterrement. Si quelqu’un se fait passer pour lui, c’est un imposteur !

L’image du corps de Côme, boursouflé et livide, heurté par un robot nettoyeur de piscine, s’impose à moi. Je secoue la tête pour la chasser. Des flashs défilent devant mes yeux. Gilonne et Côme se ressemblent avec leurs crinières de flamme. Côme imite la signature de sa mère sur ses chéquiers. Côme parle de son père, l’ambassadeur. Côme flotte sans vie, bras et jambes écartés, tel un grotesque nénuphar. Je me rappelle l’étrange recommandation qu’il m’avait faite le jour de mon arrivée : « S’il y a une piscine dans un film, il faut éteindre la télé. »

– Vous vous trompez, dis-je fermement.

– Mon filleul est enterré au cimetière de Nice. Je l’ai pleuré, je suis venue en urgence de New York et j’ai empêché Gilonne de sauter par la fenêtre puis de se noyer dans le whisky. C’est moi qui l’ai hospitalisée de force dans une maison de repos où les visites étaient interdites. Je l’ai vue sangloter, hurler, vaciller de chagrin. Je l’ai vue terrassée par les médicaments censés l’empêcher de mourir. Au bout de quelque temps, elle a remonté la pente, a accepté de continuer à vivre sans Côme. Elle a fini par rentrer chez elle, brisée, mais calme. Quant à moi, je suis repartie pour New York. Nous avons continué à correspondre par mail. Et cela fait six mois que je n’ai plus de ses nouvelles.

Je me tais, pétrifiée. Cette femme est folle.

– J’ai été engagée par Mme de Kerjeant et par son fils.

– Cet homme est un escroc. Il faut l’empêcher de nuire et de dépouiller Gilonne. Je ne comprends pas pourquoi elle le laisse faire. Elle est sénile ?

– Non.

Elle joue à l’ourson, mais elle ne m’a pas semblé démente.

– Mon filleul était grand, mince, avec des boucles rousses et des yeux marron, précise Vivi.

– Côme ressemble à votre description.

Vivi éclate d’un rire dérangeant.

– Cette histoire est ahurissante. Gilonne doit être protégée. Je vais appeler la police.

J’hésite. Vivi délire, elle va perturber son amie. Je dois tirer ça au clair. Je note son numéro qui apparaît sur l’écran.

– Je reprends contact avec vous rapidement, dis-je.

Je raccroche, le cœur cognant mes côtes. Puis j’éteins le portable pour que Vivi ne puisse pas rappeler. Il ne sonne jamais, Gilonne ne remarquera rien. Côme appelle sur la ligne fixe. La mère et le fils ne vont pas tarder à remonter.

 

Gilonne et Côme se font face au restaurant du Cercle près de la baie vitrée qui donne sur le jardin. Il lui sourit, sa fragilité l’émeut. C’est un roc à certains moments et un marshmallow à d’autres.

– Ce vert vous va bien, mère, dit-il en désignant sa veste neuve.

– C’est toi qui me l’as offerte, minaude-t-elle. C’est important d’être élégante.

Elle rit, c’est un jeu. Il est son chevalier servant. Ce n’est pas exactement Côme qui lui offre ses vêtements, puisqu’il les règle avec sa carte bleue à elle, mais c’est lui qui les choisit, les achète, les lui apporte pour qu’elle les essaye. Gilonne ne lit plus de romans, ne regarde plus de films, ne suit plus l’actualité. Il ne lui reste que le champagne et le raffinement. Côme est rassuré par la gentillesse de Kim, son empathie, sa délicatesse. Il lui doit une fière chandelle, il commençait à être débordé.

Elle n’est là que depuis quelques jours, mais c’est comme si elle faisait partie de la famille. Gilonne l’a adoptée.

– Vous prendrez un dessert ? demande le serveur en veste blanche qui a une crête sur la tête.

– Non merci, fait Gilonne avec le sourire éclatant d’une jeune fille qu’on invite à danser, alors qu’elle vient de snober la serveuse qui leur a apporté du pain.

Une femme très ronde passe près de leur table. Gilonne gonfle ses joues et lui tire la langue, avant de redevenir une mondaine polie et distinguée. Elle a fait si vite que Côme se demande s’il n’a pas rêvé.

– Tu as vu cette baleine ? chuchote-t-elle.

Côme frémit et change de sujet.

– Prenez une mousse au chocolat, mère. Nous la partagerons.

– Si tu veux, mon chéri.

« Bon appétit » dit une voix féminine. Léonie, la fille d’Orazio, arrive au bras de son père. Elle sert d’ancre à sa grande carcasse. Orazio est un architecte italien qui a emménagé au Cercle après la disparition de sa femme. Il se repose désormais sur Léonie après l’avoir négligée durant toute son enfance, lui préférant ses frères qui vivent maintenant à l’étranger et se fichent royalement de lui. Orazio baise la main de Gilonne. Elle se laisse admirer. Côme se lève pour saluer Léonie. Sa mère, jalouse, le tire par la manche, et lui souffle : « C’est moi que tu dois regarder, pas elle ! » Il rit, Léonie rougit, Orazio ne voit rien – il sera bientôt opéré de la cataracte.

Le serveur à crête pose sur la table une mousse et deux petites cuillères. Gilonne repousse l’assiette, contrariée. Côme plante sa cuillère dans le dessert. Gilonne l’imite.

– Je n’en avais pas goûté depuis des années, dit-elle avec un sourire gourmand. Côme ne lui rappelle pas qu’ils en partagent une tous les samedis.

– Que pensez-vous de Kim, mère ? demande Côme, étonné que la jalousie maladive de Gilonne ne se manifeste pas à l’égard de la jeune Bretonne.

– Elle est blessée, comme nous, répond lentement Gilonne. Nous allons la réparer.

Il la considère avec une stupeur mêlée d’admiration.

 

La clef tourne dans la serrure, ils entrent dans l’appartement. Je me lève. Gilonne, au bras de Côme, avance jusqu’au milieu du salon puis s’immobilise comme un chien qui attend docilement qu’on détache sa laisse.

– Votre amie Vivi a téléphoné, dis-je. Voulez-vous la rappeler ?

– Je vais faire ma sieste, je suis fatiguée et le téléphone m’assomme, décrète-t-elle.

Je suis bien avancée. Je m’adresse à Côme :

– Vous connaissez Vivi ?

– Oui, fait-il avec naturel. C’est ma marraine. Je ne l’ai pas vue depuis longtemps, nos liens se sont distendus.

Je n’insiste pas. J’aide Gilonne à retirer ses appareils auditifs. Côme m’a raconté que ça n’a pas été une sinécure de les régler. Quand l’audioprothésiste était une jeune femme, donc une rivale, Gilonne entendait tout. Quand c’était un homme, elle n’entendait plus rien pour avoir le plaisir d’y retourner. Je l’aide à se coucher et remonte la couette jusqu’à son menton.

Happy beauty sleep, mère, lui souhaite tendrement Côme.

Il n’a pas du tout l’air noyé.

© Éditions Héloïse d’Ormesson 2017

© Photo DR

 

Quatrième de couverture > Quand Kim, jeune Groisillonne fraîchement débarquée de sa Bretagne natale à Antibes, est embauchée comme dame de compagnie par Côme, elle est touchée par le dévouement de ce fils pour sa mère Gilonne. D'autant que cette mondaine, ancienne actrice au caractère bien trempé, n'est pas toujours facile à vivre ! Quelle est donc sa surprise quand elle découvre, au hasard d'une conversation téléphonique, que le fils de Gilonne est mort... Ce jeune homme est-il un escroc, ou ses intentions sont-elles sincères ? Et pourquoi Gilonne, qui n'est pourtant pas sénile, le fait-elle passer pour son fils ? Guidée par sa curiosité et son attachement pour ces deux être cabossés par la vie, Kim se lance dans une enquête, afin de démêler le vrai du faux, et de faire la lumière sur la personnalité du "vrai" Côme, disparu dans des circonstances mystérieuses.

Les apparences sont parfois trompeuses, et la vérité peut être plus douloureuse que le mensonge... Dans ce roman choral aux accents résolument optimistes, Lorraine Fouchet dépeint la vieillesse avec ses regrets, ses tracas, mais aussi ses espoirs. On retrouve avec plaisir les ingrédients qui font la magie des livres de l'auteur : des personnages pittoresques, une touche de Bretagne, des airs de musique, le tout formant un merveilleux hymne à la vie. 

Romancière, Lorraine Fouchet a fait ses études de médecine au CHU Necker-Enfants malades. Elle a été pendant quinze ans urgentiste, avant de se consacrer à l'écriture. Elle est l'auteur de quinze romans, dont Couleur Champagne et La Mélodie des jours et d'un récit J'ai rendez-vous avec toi publié chez EHO en 2014. Entre ciel et Lou, paru chez EHO en 2016, a remporté le prix Bretagne et le prix Ouest. Elle vit entre les Yvelines et l'île de Groix. 

Pages choisies par Annick Geille

Lorraine Fouchet, Les Couleurs de la Vie, Éditions Héloïse d’Ormesson, mars 2017, 400 pages, 21 € 

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.