Sous le ciel infini de Marlen Haushofer

Après la lecture du Mur invisible, j’ai eu envie de tout découvrir de Marlen Haushofer, auteur autrichienne méconnue, morte à quarante-neuf ans d’un cancer des os (1920-1970) et dont les ouvrages n’ont été traduits en français que vingt ans après leur publication en langue allemande. Dans ses romans et ses nouvelles, on retrouve les mêmes obsessions, les thèmes qui lui sont chers : la forte présence de la nature sous la forme des paysages alpins, en particulier des arbres ; les rapports étroits avec les animaux ; le regard méfiant et étonné sur les hommes.

L'écriture est belle, reflète presque toujours un état intérieur intense, comme celui de la narratrice du Mur invisible ou celui de la femme recluse (Dans la Mansarde) qui s’interroge sur son passé en recevant chaque jour, dans sa boîte aux lettres, les pages de son ancien journal. On perçoit aussi le monde à travers les yeux des petites filles, telles Meta dans Sous un ciel infini ou son double, Marili, dans la nouvelle « La cinquième année ». Le merveilleux occupe l’ordinaire de ces personnages, et le bizarre s’immisce sans esclandre dans leur quotidien. Chercher à savoir pourquoi des lettres sans expéditeur surgissent du passé, pourquoi un mur vous sépare soudain du monde, c’est vouloir percer le secret de la poésie.

Marlen Haushofer nous parle de la solitude, de la banale cruauté des hommes en prêtant sa voix à des personnages aussi divers que le débauché, cet homme qui voit toujours le visage animal de ses maîtresses qu’il appelle femme-cheval, femme-chèvre, ou que l’épouse Anna (Nous avons tué Stella), témoin silencieux d’un drame qui se joue sous son propre toit et qui conduira à la mort de la jeune fille qu’elle héberge. Que ce soit à "je" ou dans un point de vue interne à la troisième personne, l’auteur nous fait accéder aux pensées et aux ressassements de ces narratrices — il est plus souvent question de voix de femmes, celle de la mère, de la sœur, de la fillette... Le rêve, la rêverie, sont une part primordiale de son monde.

Je m’arrêterai en particulier sur Le Mur invisible, livre qui m’a bouleversée et que je compte désormais parmi mes classiques.

La narratrice se rend en compagnie de deux amis, Hugo et sa femme Louise, dans leur résidence de vacances, une belle et confortable cabane de garde-forestier, au milieu des montagnes et des forêts. Le jour de leur arrivée, Louise décide d'aller faire un tour au village avec Hugo. Mais, le lendemain matin, ils ne sont toujours pas rentrés. La narratrice, une femme de quarante ans, citadine, se retrouve seule dans la vallée ; elle ne sait pas encore qu'elle n'en sortira jamais, à cause d'un mur invisible impossible à franchir, apparu durant la nuit, qui la sépare du reste du monde. Par-delà cette frontière, tout semble figé, mort : quand elle regarde à la jumelle en direction des voisins, elle les voit pétrifiés par un charme inconnu. L’eau de la fontaine ne coule plus, le vent ne fait plus bouger les feuilles… Tout est immobile.

Lynx, le chien d'Hugo, est la seule âme qui vive à ses côtés. Très vite, elle sera rejointe par une chatte grise et une vache qu'elle prénomme Bella. Même si le propos laisse penser à du fantastique, qu’on ne s’attende pas à voir bondir des extraterrestres ou des monstres. Ce livre raconte le temps qui passe, la vie de cette femme dans la vallée, sa manière de travailler dur, de s'organiser pour survivre. Elle qui était de la ville se retrouve à faucher les herbes, à couper du bois, à faire énormément de marche, à traire la vache... et même à chasser pour procurer de temps en temps de la viande de chevreuil ou de cerf à ses animaux.

Seule au monde, elle tient un journal, même si c’est « un sentiment bizarre que celui d'écrire pour les souris. » On y lit ses doutes, ses réflexions sur la vie et la mort, son désespoir et son découragement parfois et, surtout, son attachement aux bêtes, sa vie en osmose avec elles. On ressent en même temps qu’elle l’espérance « semblable à une taupe aveugle qui cachée en (elle) couve sa folie ». Le lecteur est suspendu au silence, à cette existence solitaire. Il se représente parfaitement les lieux et il est envahi peu à peu par une étrange sérénité, qu'il est rare d’éprouver à la lecture d'un livre, car elle a la particularité de nous plonger dans une sorte de malaise agréable, d'inquiétude sereine. En effet, la narratrice laisse entrevoir la perte, la tragédie. Quelque chose se trame dans ces montagnes...

Les morts reviennent, la nuit, et nous rappellent que nous allons mourir aussi : « Je m'endormis et glissai vers mes morts mais c'était autrement que dans mes rêves d'avant. » Ils ne se font pas oublier : « Chacun aurait dû comprendre que ce serait bientôt sa propre bouche morte que l'on bourrerait de fleurs en papier, de bougies et de prières apeurées. »

Ses grands moments de bonheur, elle les vit en partant pour l'été dans les alpages où elle communie totalement avec la nature, observe les étoiles. Une seule ombre au tableau : la vieille chatte grise ne veut pas la suivre et préfère rester dans la cabane en contrebas, à quatre heures de marche.

En plus du fidèle Lynx, de Bella et de la chatte, il y aura bientôt le petit taureau, Perle, la chatte blanche et si fragile qu'elle est condamnée dès la naissance, l'espiègle Tigre, la corneille albinos, oiseau rejeté par les siens à cause de sa différence. On croise aussi le renard, incarnation de la vie sauvage, qu'elle se refuse à tuer. La présence animale est forte et toujours bienveillante.

Pas un instant, la narration n'est répétitive malgré cette vie qui pourrait paraître toujours la même. Il n'y a pas un mot de trop. Le mystère, s'il n'est levé qu'en partie (car certaines choses ne s'expliquent pas, le symbole perd sa substance pour devenir l'enveloppe de la réalité), plane jusqu'aux derniers mots : « Je l'attends... ». La lenteur n’est jamais synonyme d'ennui. On se sent bien, même si l’on sait que le mal existe. Et le mal, ce n'est pas ce renard qui chasse, c'est toujours l'homme caché quelque part.

Le regard moderne de Marlen Haushofer sur l’homme et la nature la rend proche du questionnement antispéciste. Il serait anachronique de dire que cette auteur fait partie de ce mouvement de pensée théorisé dans les années 70 (pour résumer en une phrase, l’antispécisme dénonce le fait de placer l’homme au centre de tout et de discriminer, soumettre les autres espèces au nom d’une prétendue supériorité), mais ses liens avec l’animal, sa façon de dire ce que l’homme lui fait subir, incapable de vivre en harmonie avec lui et persuadé de lui être supérieur, sont très présents, d’abord dans Le Mur invisible, mais aussi dans d’autres textes : on peut lire des passages glaçants sur la mort du cochon, sur le chien fugueur immanquablement battu, sur la poule blanche qui suit partout Meta et qui, une fois la petite fille en pension, finit dans l'assiette avec des « nouilles ». Dans Sous un Ciel infini, il y a aussi l’histoire du loup qui voudrait rencontrer un humain et qui suit les conseils du renard : mais, comme dans Le Mur invisible, il vaut mieux éviter d’approcher les hommes de trop près. On retrouve la même cruauté ordinaire dans la nouvelle "Les enfants" où Mlle Klara, autrefois institutrice, prend plaisir à recevoir chez elle quelques jeunes filles et jeunes garçons à qui elle raconte des histoires et pour qui elle prépare des gâteaux. Mais elle ne soupçonne pas le mal dont ils sont capables : les croyant sagement en train de jouer dans son grenier, elle découvre, horrifiée, qu'ils s'amusent à torturer un rouge-queue avec des épingles pour le tuer à petit feu. Dans la nouvelle précédente, « Le moustique », on croise aussi un chat méfiant, blessé par les jets de pierre des enfants. Le petit d’homme n’est pas plus innocent que son père, ce qui fait dire à la narratrice du Mur invisible : « La pitié était la seule forme d'amour que j'avais conservée à l'égard des humains. »

Il existe une adaptation cinématographique très fidèle du Mur invisible, par Julian Roman Pölsler (2012). Comme il ne peut pas rendre compte de toute la force du roman, il met surtout en valeur la forte amitié qui lie la narratrice à son chien Lynx. Sa mort est très poignante, et c’est ainsi qu’elle parle de son souvenir : « En quel autre lieu pourrait errer sa petite âme de chien si ce n'est sur mes traces ? C'est un fantôme aimable et je n'en ai pas peur. (…) Tant que je vivrai, tu suivras ma trace, affamé et consumé de désir comme moi-même, affamée et consumée de désir, je suis d'invisibles traces. »

L’œuvre de Marlen Haushofer est à lire de toute urgence.

Céline Maltère

Marlen Haushofer, Le Mur invisible, traduction de Liselotte Bodo et Jacqueline Chambon, Actes Sud, coll. Babel, 1992, 362 pages, 8,70 €

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