Nathalie Brodin-Beker : La douceur d'une larme.

David Yenkl est né à Odessa vers 1900. À travers son journal, il nous raconte sa traversée du XXe siècle : oppression par le pouvoir tsariste, oppression par le pouvoir bolchevik, immense pauvreté... ; il connaîtra évidemment l'antisémitisme qui, des confins de la Russie jusqu'à la France, le poursuivra partout. Ce destin exceptionnel, mais dont nous devinons certains détails, l'auteure le restitue en imaginant ce journal, inspiré – peut-être – de la vie de son grand-père, et y insère les notes d'un traducteur imaginaire, lequel paraît bien renseigné sur l'Ukraine, la Pologne, l'Allemagne et autres pays ravagés depuis les années trente.

Mais ce roman, et le titre nous en avertit – D'Or et d'exil – qui sonne comme le dire d'un blason, s'étend sur une longue période : 1912 à 1971. Souveraine, Nathalie Brodin-Beker traite cette époque comme elle l'entend, c'est-à-dire qu'elle laisse son personnage attacher de l'importance à des faits qui en ont sans doute moins pour nous, et négliger ou balayer d'un revers de la main les événements d'Octobre 17, pratiquer un marxisme heureusement très provisoire, et nous signifier succinctement que le destin de l'Ukraine ne laisse pas d'être tragique : le monde a pris dès 1914 une couleur noire et glauque dont les plus décidés parmi les révolutionnaires ne parviendront pas à le laver, sauf à le teindre de sang.

Tout cela serait fort peu digeste si l'auteur ne manifestait pas une sensibilité raffinée, et si son personnage ne répondait pas au malheur par la douceur. Douceur extrême, subtilité, voilà ce que l'on ressent avant tout en lisant ce roman dont le rythme, lent au départ, s'accélère peu à peu, avec les tourments de l'histoire : « Quand je retournai voir mon père désormais seul dans le grand lit, je compris que ma mère ne reviendrait jamais. Je sentis alors un morceau de mon cœur se détacher telle une pierre qui se décroche de la montagne. »

Dans ce roman, « Juif » et « fuite » sont des mots très proches. Mais partir d'Odessa, pour aller où ? L'Allemagne est parcourue par les hordes barbares que nous connaissons... S'inspirant d'un voyage de son adolescence, David emmène le fils de sa compagne avec lui et atteint Paris, où les « Russcoffes » (sic) deviennent portiers ou chauffeurs de taxi.

Et là, que finira-t-il par faire ? Eh bien, il sera orfèvre : voilà pour l'or, et voici pour l'exil. Ce dernier s’installe à demeure : on ne quitte pas Odessa sans avoir envie d'y revenir. L'auteur alors, avec une grande subtilité, nous chante la complainte de ceux qui sont partis. Nous songeons à Kafka dans son exil : « Prague ne nous lâchera pas. La petite mère a des griffes...» Et Nathalie Brodin se rapproche de Max Brod...

Errant, David se fait artisan, puis richomme. On veut le connaître, on veut acheter ses bijoux. Mais ses enfants jumeaux, partis de la tanière parisienne à l'âge de douze ans, auraient-ils eux aussi disparu ? L'argent peut-il colmater toutes les brèches ? Et à force de se souvenir du pays merveilleux à jamais perdu, ne risque-t-on pas de devenir fou ? Tout cela, y compris la « paranoïa » des migrants, est traité avec finesse. Après la page 103, nous pleurons fréquemment. Tandis qu'il nous tire des larmes, David danse, danse, danse jusqu'à épuisement « au Gai Laboureur » la nuit, et le jour crée des bagues toujours plus fines.

Finesse, aussi, de la rencontre entre David et celle qui deviendra sa femme, cette Anastasia qui avec son petit garçon fouille dans les décombres d'Odessa à la recherche d'un peu de nourriture. Que va lui proposer David, affamé et ivre de désir ?

« Petit renard qui cherche à manger. Je te donnerai une journée de nourriture contre une nuit avec moi. »

« Je me surpris moi-même par cette sortie... », ajoute-t-il.

Et que croyez-vous que la belle répondit ?... Nous suggérons qu’on lise ce roman afin de trouver la réponse. Elle est d'or et d'exil...

Bertrand du Chambon

Nathalie Brodin-Beker, D'Or et d'exil, Les éditions Au Pluriel, février 2018, 213 pages. 17 €.

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