J.M.G. Le Clézio, Bitna, sous le ciel de Séoul : Voltes aériennes

Certains d'entre nous ont écouté, avec quelque étonnement, les récriminations des auditeurs de France-Inter à l'encontre des chroniqueurs d'une émission de cette radio ; il paraît qu'elle s'intitule « Le Masque et la Plume » et qu'elle prétend depuis soixante ans parler de théâtre et de livres.

Un ami qui écoute la radio nous en a parlé.

Furieux, ces auditeurs, d'avoir ouï que les critiques littéraires de cette station avaient assassiné le roman de Le Clézio, disant que c'était « indigne d'un prix Nobel de littérature ». Les auditeurs se sont récriés : comment, affirment-ils, mais le dernier roman France-Inter sont de parti pris, animés sans doute par de viles rancœurs, car n'ayant pas été, subodorent-ils, invités à Séoul en même temps que le journaliste de « l'Obs » qui fit de Le Clézio la belle interviouve que l'on sait.

Quite puzzled by these amazing révélations, l'humble chroniqueur que je fus décida de reprendre la plume et de s'atteler à l'ouvrage : quoi de mieux que de juger sur pièces ? Nous achetâmes aussitôt un bel exemplaire tout neuf de Bitna, sous le ciel de Séoul, et le lûmes – ceci est mentionné ici parce que certains critiques n'achètent pas le livre, ni ne le lisent, mais vaillamment écrivent à son sujet. Le doute cependant nous avait assailli : les critiques du « Masque et la plume », tout de même !... Ils ne peuvent pas se tromper à ce point ! Ah, ce roman de Le Clézio doit être bien piteux, non ?...

Eh bien, non !

Dès les premières pages, l'auteur vous attrape dans sa toile, tissée d'un canevas assez simple : la petite Bitna, étudiante pauvrette, raconte des histoires à Salomé, une dame fort malade, qui lui donne des sous afin qu'elle puisse manger, entre autres, des « nouilles froides » (celles-ci pourront parfois être gratuites, voir page 130). Or Bitna s'avère être une redoutable conteuse, capable assurément de faire reculer la mort qui guette Salomé... Et nous nous trouvons alors, nous pauvres lectrices (*) dans la posture de cette dernière : fascinés, écoutant les récits de Bitna, voire les lisant, on ne sait plus... « Salomé continue de fermer les yeux, pendant que je parle de plus en plus bas, de plus en plus lentement. Elle ouvre ses mains, elle sent l'air entre ses doigts, elle respire le vent, elle goûte le sel de la mer et le miel des prairies fleuries, les longues tiges des eulalies qui ondulent dans le vent, le feuillage des arbres, les haies brillantes des camélias, et tous les chemins qui se croisent, non pas des routes, mais des sentiers bordés de murs de pierres, et les toits de tôle bleue des villages, ce sont les mots qui la transportent, elle n'a même plus besoin de les entendre, ils naissent dans son esprit comme des fusées qui s'éclairent. »

Eh bien, je suis désolé pour mes ex-confrères, mais lorsque je lis ces belles lignes, moi aussi tel Salomé je suis pris, et je vois ces eulalies et ces toits de tôle bleue, et je rêve en attendant la suite. Ce que certaines lectrices (*) n'ont pas compris, ou peut-être ont refusé de comprendre, c'est que Le Clézio ne se sert de l'artifice qu'avec parcimonie. La plupart du temps, il laisse couler. Le fil de sa plume est fluide, allongé, et part en nuées vers l'aérien, l'impalpable. Bachelard aurait dit que sa poétique est celle de « L'Air et les songes », assurément pas celle de « La Terre et les rêveries du repos », sauf peut-être quand il nous parle de ses îles chéries. Glissant vers là où le soleil se lève, Le Clézio nous tire vers le haut, vers le ciel, nous force à nous envoler comme le fait ce « Monsieur Cho » inventé par Bitna, qui lisse la gorge de ses pigeons élevés en couple, « quand il saisit Dragon noir » et qu'aussitôt après survient « Diamant […] dans un frou-frou d'ailes, elle se pose à côté de son mari, et les autres couples viennent à leur tour, et les enfants les prennent dans leurs mains en riant. C'est alors qu'une petite fille du nom de Mi-Sun s'exclame :

"– Regardez, il y a une lettre accrochée à la patte."

Ainsi les personnes séparées depuis la guerre fratricide reçoivent-elles des nouvelles de leur famille oubliée, qu'elle soit du Sud ou du Nord : Monsieur Cho, avant de mourir, réunit les deux moitiés d'un pays déchiré car seuls ses pigeons franchissent la frontière.

En cette période de réunification que nous sommes en droit d'envisager, Le Clézio s'envole avec les oiseaux que sa plume a fait surgir et nous offre un monde où enfin, à la fin des fins, deux s'est fait un. Son superbe roman est celui de l'unité, de la douceur, de l'envol.

(*) Rappel (et c'est la dernière fois !) : en France, 65 % des lecteurs sont des lectrices.

Bertrand du Chambon

J.M.G. Le Clézio, Bitna, sous le ciel de Séoul, éditions Stock, mars 2018. 216 pp. 18,50 €

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Désolé pour le remplacement insolite de certains mots dans le 3ème paragraphe : à la place de " le dernier roman  ", LIRE : " les critiques de "...