Lena. Les désordres du Caravage, de Michel Arcens : Au carrefour des arts

La synesthésie chère à Charles Baudelaire a trouvé son chantre. Il s’appelle Michel Arcens. Il puise son inspiration dans les arts, tisse entre eux des liens parfois inattendus. Les  passerelles ainsi établies débouchent sur des contrées encore inexplorées. Ainsi crée-t-il, ouvrage après ouvrage, un univers original dont il livre, ou suggère, les arcanes. La musique, singulièrement le jazz, est pour lui un terreau des plus féconds. Non seulement il le cultive en amateur, mais une partie de son œuvre critique s’y enracine. Notamment de nombreux articles publiés ici et là, certains réunis en un recueil remarqué,Images de jazz, couronné par le Prix Vendémiaire 2010. Et un essai, John Coltrane, la musique sans raison où la philosophie de Michel Henry vient éclairer l’esthétique du saxophoniste. 

Cela pourrait suffire à établir la réputation de l’écrivain. Mais, en l’occurrence, et comme pour confirmer que « les couleurs et les sons se répondent », la peinture est un autre de ses domaines de prédilection. Des tableaux d’Edward Hopper, il a tiré un recueil de nouvelles, La Maison d’Hannah, dont j’ai, en son temps, célébré les séductions. Aujourd’hui, c’est Michelangelo Merisi da Caravaggio qui lui inspire la nouvelle éponyme de son dernier recueil, Léna, sous-titrée Les Désordres du Caravage.

Cette nouvelle, dense, vibrante, relève à la fois de la biographie, de l’analyse détaillée de l’œuvre du peintre, de la psychologie et de la fiction romanesque. Voire, mais sous-jacente, de la thèse sur la fécondité de la révolte. C’est dire la richesse d’un texte qui joue sur des registres divers, les combine, les marie si bien que le lecteur, portât-il jusque là un regard plutôt négatif sur un peintre qui a, certes, révolutionné l’art de son temps, mais jouit toujours d’une réputation plutôt sulfureuse, est-il amené à nuancer son jugement. Certes, il ne s’agit en rien d’une réhabilitation en bonne et due forme. Pas davantage d’une hagiographie. En creux, des questions plutôt que des réponses. Celle du rapport entre l’homme et l’œuvre. De la dialectique entre tradition et innovation. Du lien entre l’inspiration et le sentiment. 

Au centre du récit, celle qui lui donne son titre. Elle figure dans maints tableaux, à la fois modèle et confidente. Amante passionnée, elle partage les doutes de l’artiste. L’accompagne. Allège, autant que faire se peut, ses colères et ses désespoirs – ses « désordres », perceptibles aussi chez un musicien comme Monteverdi. Encore un exemple de synesthésie. L’auteur risque un parallèle entre deux hommes qui ont osé la transgression, atteint la célébrité avant une longue traversée du désert et, enfin, la reconnaissance. « Le désordre est leur art », écrit Michel Arcens qui les oppose aux « bien-pensants » ancrés dans leurs certitudes. Chez ces derniers, « au lieu d’une âme, on ne trouve parfois qu’un peu d’écume amère ». 

Cette réflexion confine à la méditation d’un moraliste qui serait aussi, les autres nouvelles le prouvent à l’envi, un conteur. Du reste, nombre de ses récits sont inspirés par des images, les tableaux de Gauguin (Une sorte de bleu, dont le titre est emprunté à Miles Davis – encore la synesthésie…), les photographies de Pascal Ferro (Comme l’avait dit Sergi Companys), celles de Vincent Ferrané (Pouvoir). Autant d’illustrations figurant à la fin de l’ouvrage, utile point de référence pour le lecteur qui se voit transporté en des lieux et à des époques fort divers. Il arrive en outre que soient sollicités des faits légendaires, tels ceux qui ont inspiré aussi bien Euripide que Goethe ou Gluck pour Iphigénie en Tauride. Quant à la nouvelle qui ouvre le recueil, Sur le chemin de Santa Pau, vibrant hommage à la Catalogne chère au cœur de Michel Arcens, elle repose sur des faits historiques remontant au treizième siècle. 

Il faut ajouter que la forme est à la hauteur du fond et des intentions de l’écrivain. A mi-chemin de la prose et de la poésie, elle fait parfois une place à l’alexandrin qui se glisse subrepticement au milieu d’un passage (« Il vit une passion et plus rien n’est en ordre »). On songe en plus d’une occurrence au verset claudélien, dont l’ampleur  vient se couler avec un parfait naturel  dans un récit allègre. 

Jacques Aboucaya

Michel Arcens, Lena. Les désordres du Caravage et autres nouvelles, Alter Ego, mai 2018, 152 p., 16 €

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