La nuit se lève d'Élisabeth Quin : un hymne à la vue

Il faut être voyant pour préférer, à l’instar de Tahar Ben Jelloun dans L’Auberge des pauvres, le rêve à la vue. C’est un fantasme de poète que de s’imaginer les yeux définitivement clos, clairvoyant désormais comme un devin antique, les sens grand ouverts sur la contemplation du monde. Ce que raconte Elisabeth Quin dans la Nuit se lève (Grasset), c’est au contraire la peur de voir s’éteindre son monde, celui du désir, de la lecture et du cinéma, une peur qui autoriserait tous les sacrifices : « Je donnerais la moitié de mon sang, très certainement mon odorat, un orteil ou deux, un rein, mes cheveux, cinq ans de ma vie (pourvu qu’elle soit très longue), un téton, pauvre Amazone, pour conserver ma vue. »
L’animatrice du magazine 28 minutes sur Arte possède le charmant regard des myopes, qui lui fait l’œil asiatique, perçant, plissé et flou à la fois. Habituée à voir mal, elle prend un jour conscience de son problème en tombant sur la photographie d’un cheval de labour portant des œillères. Comme lui, sa vision en tunnel lui ferme une partie du monde extérieur. À cela s’ajoute une conduite de nuit rendue impossible par les lumières des villes et des phares. Il faut se résoudre à consulter. Le verdict tombe : la journaliste est atteinte d’un double glaucome qui la conduit inexorablement à la cécité. Aussitôt l’image de l’œil tranché par la lame du Chien andalou de Buñuel vient à l’esprit de cette cinéphile et bloque en elle toute volonté de passer par le scalpel des chirurgiens. Les consultations auprès des spécialistes donnent d’ailleurs droit à des pages féroces. Elle y dresse les portraits de praticiens brutaux et bâcleurs et règle ses comptes avec les machos, les indélicats, les blasés et les pervers. Seule Françoise Valtot, attentive et directe, vulgarisatrice et honnête, trouve grâce à ses yeux : elle est celle aussi qui bouscule et qui fait prendre conscience que combattre le glaucome est une course contre le temps. Et « le sablier se vide »…

La Nuit se lève est le journal intime et solitaire d’une femme obsédée – qui ne le serait pas ? – par ce voile qui s’abat sur ses yeux et qui la mène à l’obscurité. Si l’on ressent les angoisses d’Elisabeth Quin pour qui « vivre c’est lire », le livre ne sombre pourtant pas dans la noirceur. On sourit même avec elle des effets secondaires des collyres qui l’obligent, sans toujours y voir très clair, à vérifier, pince à épiler à la main, qu’elle n’a pas laissé un poil au bout de son menton : « Malvoyante et femme à barbe ? La double peine. » L’hyperpilosité est traitée par l’humour à froid de cette femme gracieuse dont on ressent souvent le sourire élégant et moqueur. Le récit est ensuite fait de fragments nés d’une image, d’un film, d’un livre, d’un souvenir personnel, d’une réflexion. Élisabeth Quin dresse des listes avant de ne plus voir, semble capter tout ce qui a trait à la cécité, comme si, soudain, s’appropriant le sujet, tout lui sautait aux yeux. Elle parsème ses impressions de citations, de sentences, et convoque, pour relativiser sa terreur de perdre la vue et se donner du courage, les aveugles connus ou inconnus qui la guideront dans la nuit qui descend. On croise ainsi la figure du résistant Jacques Lusseyran, déporté à Buchenwald, celle du devin Tirésias, des peintres Jean Hélion, Georgia O’Keeffe et Claude Monet, des écrivains Aldous Huxley et John Muir, de l’athlète sud-coréen Im Dong-huyn, malvoyant et champion multimédaillé de tir à l’arc. Cette moisson d’histoires et de personnages poursuit le travail de passeur qu’elle mène à la télévision depuis des décennies, donnant envie, rendant curieux.

Élisabeth Quin s’imagine aussi à plusieurs reprises non-voyante, fait l’expérience des sensations quand, les yeux fermés, accrochée au bras de François, son amoureux, ou seule dans la douche, elle ressent en aveugle. La question du désir est également examinée : comment plaire quand on ne peut pas savoir quelle image de soi l’on renvoie ? Comment faire l’amour sans jamais plus être stimulée par la vision de l’autre, par la preuve de son plaisir ? « La vue devant soi, c’est fini », confie-t-elle.
Elle n’élude rien, ni le probable legs de son père, lui-même malvoyant à la fin de sa vie, ni la colère ancienne contre sa mère, qu’elle relie à sa maladie. Mais à quoi bon chercher le sens caché de son mal ? Ne vaut-il pas mieux vivre avec, quitte à apprendre le braille, renoncer et « entamer un voyage solitaire vers une contrée d’outre-tombe » ?

Consciente d’être exhibitionniste, Élisabeth Quin interroge aussi le lecteur-voyeur. La soupçonnera-t-il d’imposture si, à la sortie du livre, elle n’est pas devenue l’aveugle qu’elle annonce, « [d]iminuée, mais moralement augmentée aux yeux des lecteurs » ? 
Le livre s’achève sur l’inéluctable opération chirurgicale vers laquelle elle avance, résignée et confiante : « Àmoi les visions intérieures illimitées, et ta main gracieuse, François, pour m’aider à traverser, si besoin est. »

Stéphane Maltère

Élisabeth Quin, La nuit se lève, Grasset, janvier 2019, 144 p-, 15 euros

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