La Hache, d’Alain Gerber, ou la littérature au scalpel

Les écrivains de valeur surgissent souvent où on ne les attend pas. Alain Gerber ne fait pas exception. On le croyait établi du côté de Belfort. Une ville qui a servi de cadre à plusieurs de ses romans. Il la connaît dans ses moindres quartiers, des plus populaires aux plus huppés. Il l’a évoquée sous tous les angles, à diverses époques. Tant et si bien qu’il a transformé ce qui aurait pu être un simple décor en acteur à part entière des intrigues qui s’y déploient. Le Belfort qu’il met en scène emprunte, certes, à la réalité. Mais il suffit d’un changement d’angle, de lumière, de point de vue pour lui conférer une tout autre dimension.

Il en va de même de ses personnages. Fussent-ils inspirés du réel – je songe, en particulier, à ces musiciens de jazz dont il s’est fait le biographe. Ils acquièrent, sous sa plume, une dimension supérieure. Se muent en héros. Vivent des aventures hors du commun. Côtoient le sublime ou le grotesque, inspirent l’admiration ou la pitié, au gré de leur créateur. Là encore, affaire de point de vue. C’est assez dire qu’Alain Gerber a su, tout au long de son œuvre, jouer avec le réalisme stricto sensu. C’est pourquoi chacun de ses livres a sa tonalité propre. Son atmosphère. Son climat.

Ce préambule pour afficher d’emblée la couleur : La Hache ne ressemble à aucun des romans évoqués plus haut. Le lecteur n’est pas transporté à Belfort, mais beaucoup plus à l’Est. Dans un pays qui ne sera jamais nommé, mais que tout permet de situer dans les Balkans. Un pays où officie un pope, ce qui permet d’inférer que la religion orthodoxe y prospère Comme en Serbie. Plus précisément (si j’ose dire), dans une zone occupée par l’armée. Car la guerre fait rage dans la région. Un indice de plus pour situer, mais cette fois dans le temps, les aventures de protagonistes que le lecteur découvre peu à peu : un sous-lieutenant français et trois hommes de troupe, affectés dans cette contrée inhospitalière. Le couple de fermiers chez qui ils ont élu domicile. Leur fille, une adolescente. Et puis le pope déjà évoqué. 

L’officier français se trouve confronté à l’ennui de l’exil. Non seulement il ne parle pas la langue des villageois, mais il n’a avec eux aucune affinité. Pas davantage, du reste, avec ses propres troupes. On songe au Silence de la Mer. Plus encore au Désert des Tartares. À cette différence près que la jeune fille n’est pas indifférente au charme du sous-lieutenant qu’elle observe à la dérobée lorsqu’il prend son bain dans les conditions rustiques que l’on devine. À moins qu’il n’imagine lui-même être ainsi observé. Peut-être même le souhaite-t-il, consciemment ou non. Quoi qu’il en soit d’une réalité que l’auteur se garde bien de dévoiler, une idylle s’ébauche, au grand dam du fermier. Lequel se révèle virtuose de la hache – celle qui donne son titre au roman. Quand on apprend qu’un crime de guerre a été commis dans la région, que les coupables n’ont pas été identifiés, on pense tout de suite aux prémisses  d’une intrigue policière. D’autant que d’autres découvertes viennent corroborer cette hypothèse…

Quelle erreur ! Alain Gerber mué en auteur de polar ? Ce serait passer à côté de ce qui fait la saveur de son ouvrage. Foin d’énigmes dont il se soucie, à l’évidence, comme d’une guigne. Au point d’ouvrir des pistes sans toujours préciser leur destination. C’est, je crois, André Gide qui assignait au lecteur la tâche de faire la moitié du chemin. Gerber est encore plus exigeant. Il suggère, esquisse, sous-entend. Ce qui l’intéresse, c’est la psychologie des personnages – comme en témoigne, du reste, toute son œuvre. Non qu’il procède à la manière des romanciers « psychologiques » à la Dostoïevski ou à la Knut Hamsun. Nous sommes loin de La Princesse de Clèves. Ici, pas d’exploration de la psychè. Pas d’analyse. Foin des causes et des conséquences. Les faits, seulement les faits, mais exposés avec un constant souci de précision. Quasiment disséqués. Ils parlent d’eux-mêmes – et les situations, les atmosphères propres à chacune des scènes dont la succession dessine la trame du roman. 

Ainsi procédait un Balzac, qui croyait aux vertus de l’observation et sacrifiait même à la vogue de la physiognomonie. Proches de ce réalisme et plus radicales encore, les théories du behaviorisme, telles que les ont mises en œuvre les grands romanciers américains adeptes de ce que l’on a nommé le « courant de conscience », se trouvent ici illustrées. L’observation minutieuse du comportement observable suffit à déterminer les motivations, conscientes ou inconscientes, du personnage décrit. Foin des spéculations  tarabiscotées. « Ce qu’il faut, disait Hemingwayc’est écrire une seule phrase vraie. » Sans doute Alain Gerber ne renierait-il pas cette profession de foi. 

En somme, pour rester dans le cadre de la littérature française, LaHachese situe dans le droit fil du « miroir que l’on promène le long d’un chemin ». Si l’on remplace « miroir » par « caméra » ou « smartphone », ces merveilles que Stendhal ignorait, nous tenons la clé de la technique gerbérienne – si j’ose risquer ce néologisme. Son roman est bâti comme un film. C’est une succession d’images. D’où la subtile utilisation du champ et du contre-champ, du zoom, du gros plan, du travelling, de la plongée et de la contre-plongée.  Un seul pas de côté, et voilà le paysage métamorphosé. Et l’atmosphère de la scène. Au lecteur de décrypter le tout. D’entrer littéralement dans la peau de personnages dont toute la complexité se dévoile au fil du texte. De plonger, récompense suprême dans les délices d’une prose somptueuse. Elle est la marque de fabrique de l’auteur – mais cela, on le savait déjà. 

Jacques Aboucaya

Alain Gerber, La Hache, Ramsay, avril 2019, 288 p., 19 €.

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