Il était une fois chez Stock

J'ai lu pour vous de Louis-Philippe Dalembert Le Crayon du bon Dieu n'a pas de gomme (Stock, 1996, 274p.). Le roman m'a tenu en haleine du début à la fin.

Un expatrié revient au pays et essaye de retrouver le quartier qu'il a connu, le bord des quais, avec son décor: la mer, les statues, les magasins, les marchandes, les cireurs de bottes, les mécaniciens improvisés, et tous les personnages qui ont bercé son enfance et ses illusions, surtout Faustin, shiner de son état qui le soir sous l'effet du trempé est pris d'un délire de grandeur et devient Faustin 1er, la vie de ce dernier, son mariage, son combat pour la survie, ses errances, son rapport avec les autres. Mais le décor a changé. Les personnages ne sont plus.

Arrivé au patelin, il essaye de se souvenir... Et l'histoire recommence avec son enfance. Gamin, il observait le monde d'alentour à partir du rétroviseur d'une vieille voiture qui gisait dans la cour de chez lui et que, pour jouer, il affectionnait conduire. Il y observait la vie grouillante et trépidante du bord de mer, les agitations de tous ceux-là qui battent de l'eau pour tenter d'en faire du beurre, le nettoyage sporadique de ce quartier boueux pour la fête-Dieu ou la visite exceptionnelle de l'Honorable, de ses chacals et de ses léopards du Bengale.

Le rétroviseur de l'enfant est en fait le flash-back de l'auteur, ses lunettes rétrospectives. Le livre est un roman du souvenir, un festival de la mémoire où le pays et l'époque d'alors se sont confondus en une entité spéciale qui ressuscite sous la plume mais qui ne saura jamais reprendre la vie particulière de jadis. Comme s'il y avait un certain remord à vouloir repeindre le passé. Comme si la thaumaturgie du retour en déclenchant la résurrection avait foutu un sale coup à l'espace-temps défiguré. L'auteur semble nous faire partager cette douce souffrance où l'on se souvient mais où l'on réalise à la fois que remonter le chemin des souvenirs est un leurre, que la mémoire est mensonge, que l'on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve (Héraclite n'avait point tort).    

L'écriture est prenante. La langue, riche, vivante et captivante. Les images évocatrices, époustouflantes. Dalembert est un magicien de la plume. Il a beau cacher le nom des lieux et de certains personnages, le lecteur n'a aucune peine à les identifier. Il a une façon d'intervenir au beau milieu du texte. Des fois il prend plaisir à taquiner le lecteur, comme s'il voulait le perdre dans le labyrinthe des phrases. L'une d'entre elles, longue de deux pages, loin d'énerver celui-ci lui arrache finalement un sourire quand, à terme, il reprend son souffle. Par endroits, l'auteur se bâtit une syntaxe qui, peu recommandable ailleurs, devient chez lui un effet de style. Tandis que le lecteur fronce les sourcils devant une construction peu orthodoxe, celle-ci trouve sa rédemption dans une foulée d'images bien frappées qui en imposent par leur clarté, leur beauté et en même temps apportent un certain respect à l'auteur dont les écarts apparaissent comme étudiés et voulus. Dans une même phrase, il mélange le style direct et le style indirect. Autrement dit, il passe avec audace et sans transition de la narration en troisième personne au dialogue direct en première. Une sorte d'anacoluthe d'un nouveau genre. Ce qui fait la force de quelqu'un est souvent la source de sa faiblesse. On peut regretter parfois les excès de l'image et le flirt exagéré avec les verbes...

Depuis la Villa Medicis où il nous dit avoir écrit ce roman, son iconographie n'a aucun relent méditerranéen, sauf peut-être la statue déboulonnée du Génois Christophe Colomb. Son écriture, il est vrai, prend souvent une allure hexagonale. Mais ses images ont justement la palette de ces peintres d'Haïti qui font du quai Colomb leur cimaise. De la couleur locale à en revendre.
Lisons au hasard :
Le temps tapi dans l'ombre comme un maraudeur. Le temps qu'il faudrait pouvoir étrangler. Sans le laisser dire krik. Et nous ensorceler avec ses contes à voir loup-garou voler en plein jour. Mais de temps en temps, il a du bon, le temps. Si on sait s'y prendre et ne pas se laisser surprendre. Si on sait pirouetter, sauter par-dessus ses crocs-en-jambe. Dodiner quand il nous a atteint d'une savatte en plein poitrine. Laisser frapper et faire liane morte pour ne pas se retrouver le dos par terre. En coulant, il nous rapproche parfois d'agréables rencontres...

Il était écrit qu'un jour Louis-Philippe Dalembert allait devenir un romancier de talent. La promesse n'est pas démentie. Le crayon du bon Dieu n'a pas de gomme.

Jean-Robert Léonidas

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